Je viens de me souvenir de ce mercredi après-midi quand, allant chercher Daphné au SMUC, sa monitrice, à qui je venais de demander si tout s’était bien passé, m’avait répondu : « Ouais, sauf que, parfois, on dirait elle bugue. » J’ai cherché la trace dans ce journal de cet événement et, survolant la page du jour en question, je me suis demandé pourquoi je n’avais pas écrit mot à mot ce que la monitrice m’avait dit, pourquoi j’avais fait preuve de cette espèce de pudeur. Peut-être parce que je me sentais mal à l’aise à Marseille, comme pas chez moi, n’est-ce pas une hypothèse pour le moins crédible ? Je me souviens que j’avais très mal pris la remarque de cette monitrice, que j’avais ressenti de la colère parce que cette jeune femme me reprochait de n’avoir pas un enfant « normal », parce que cette jeune femme, avec son accent détestablement vulgaire, ses idées préconçues, incarnait la normalité, la normalité des gens normaux, la normalité des clubs de sport, la normalité de la vie sociale. Du point de vue de la vie sociale, contempler le ciel, comme Daphné m’avait dit qu’elle était en train de le faire quand on avait dû lui crier de revenir parmi les autres, contempler le ciel, ce n’est pas normal. Je m’en suis souvenu à l’instant et le fait qu’hier, avec des playmobils et des kaplas, Daphné se soit amusée à nous faire deviner à Nelly et moi des scènes de la guerre de Troie et de la mythologie grecque (le sacrifice d’Iphigénie, Artémis enlevant Iphigénie, le meurtre d’Agamemnon, Ulysse réprimandant Thersite, Achille traînant Hector mort derrière son char dans la poussière de la plaine de Troie, Daphné échappant à son violeur Apollon, et j’en passe) n’est sans doute pas étranger à ce souvenir : combien de fois rendons-nous les armes face à la vie sociale, combien de fois abdiquons-nous, par lâcheté, par faiblesse, pas manque de force, non que nous donnions raison à la vie sociale, mais elle est plus forte que nous, elle est trop forte pour nous ? La question n’est pas tant : Comment une monitrice de sport pourrait-elle comprendre une enfant qui vit dans un monde peuplé de héros et de divinités ? — qui est une mauvaise question, une question formulée dans les termes réducteurs et étriqués de la sociologie des classes —, mais : Pourquoi une enfant qui vit dans un monde peuplé de héros et de divinités grecques n’aurait-elle pas autant le droit d’exister qu’un enfant qui vit dans un monde peuplé de Mbappé et de starlettes tout aussi débiles ? Face à la pluralité des mondes possibles, la vie sociale fonctionne comme un entonnoir réductionniste : beaucoup à l’entrée, pas grand-chose à la sortie. Que la vie sociale fonctionne sur ce modèle, que l’industrie culturelle réduise l’immense offre disponible à quelques best-sellers nullissimes et que, pour s’adapter à cet infect réductionnisme social, l’offre se mette à imiter les best-sellers nullissimes dans l’espoir d’en devenir un à son tour, réduisant à néant tout ce qui s’efforce d’être aussi véritable que possible, voilà le scandale dont nous nous accommodons avec une facilité déconcertante. Nous nous accommodons de la médiocrité, de la nullité au point de la trouver bonne. Comment se fait-il que ce qui est un scandale intellectuel, moral, esthétique, ne le paraisse pas, mais au contraire tout à fait normal ? Apprenant à notre enfant à n’être pas une personne normale, ne commettons-nous pas une erreur ? C’est possible, mais avons-nous le cœur à autre chose ? Que ne pas. Je me suis enfermé, j’écris à la lumière d’une lampe électrique quand, dehors, il fait si beau. Tout est normal.