22825

Il fait chaud à Marseille, mais pas trop, et je me sens bien à Marseille, mais pas trop. Les deux « pas trop », toutefois, ne se recoupent pas : ce n’est pas le pas trop du chaud qui implique le pas trop du bien, ni même le fait d’être à Marseille. C’est autre chose. Que voici. À deux reprises depuis que je suis arrivé ici, je me suis senti trahi et humilié. Et c’est un sentiment qui m’est des plus pénibles, cette honte que je ressens quand j’ai l’impression d’être humilié, de ne pas être pris en considération, d’être traité avec le plus considérable des mépris par quelqu’un qui ne fait aucun cas de moi, me traite comme quantité négligeable. Là-contre, et ceci renforce le sentiment que je viens de décrire, là-contre, je ne puis rien faire, je me sens bêtement impuissant, je ne peux que goûter l’amertume de ma misère ; et puis, me venger ne changerait rien, de toute façon, je ne me sentirais pas mieux. Il n’y a absolument rien que je puisse faire dans cette direction, il faut que j’agisse dans une autre direction, et c’est ce que j’essaie de m’employer à faire. Mais pourquoi faut-il toujours être humilié, se sentir humilié, pourquoi toujours cette honte qui nous détruit ? Le troisième livre du Gai savoir s’achève sur une série de huit questions dont suivent les trois dernières : « 273. Qui nommes-tu mauvais ? — Celui qui veut toujours faire honte. 274. Qu’y a-t-il pour toi de plus humain ? — Épargner la honte à quelqu’un. 275. Quel est le sceau de la liberté acquise ? — Ne plus avoir honte de soi-même. » C’est dans cette liste de questions que se trouve pour la première fois chez Nietzsche l’impératif de devenir qui l’on est qu’il a emprunté à Pindare et qui fera le sous-titre d’Ecce homo, lequel impératif m’aura inspiré des sentiments contrastés : une admiration enthousiaste (un peu comme sous l’effet d’une révélation), puis un rejet logique (si l’on devient qui l’on est, on ne devient, il faut devenir qui l’on n’est pas), et enfin quelque chose de plus mesuré, compréhension mêlée de suspicion, sur le thème : mais n’est-ce pas un peu trop facile, n’est-ce pas un peu trop commode que de s’imaginer s’en tirer de la sorte ? Sommes-nous seulement (quelqu’un, quelque chose, une personne, etc.) ? N’est-ce pas déjà trop supposer ? Or, s’interrogeant de la sorte dans le contexte de la série de questions qui closent le troisième livre du Gai savoir, l’impératif s’éclaire d’un jour nouveau : il faut devenir sans honte, sans nulle honte causée ni nulle honte subie. Le est que l’on devient n’est pas un être, c’est une libération (der erreichten Freiheit, la liberté atteinte). De cela, est-il besoin de dire que je me sens infiniment loin, que plus j’avance et plus j’ai l’impression de m’en éloigner ?

21825

Bonnes Mères, 2. — Écrit le premier poème de Bonnes Mères, même si c’est en fait le second, le premier, je ne l’avais pas écrit in situ, mais in spiritu, seulement, alors celui-ci est réellement le premier, car il est écrit à la fois in situ et in spiritu, ce qui répond à l’intention de l’écriture : monter à la Bonne Mère et écrire un poème, répéter autant de fois que nécessaire. Nécessaire à quoi ? Je ne sais pas, à ma vie, je suppose. Il y avait beaucoup de monde, en cette fin d’après-midi, quand je suis monté à la Bonne Mère. Mais de tous ces gens, il n’y en a pas trace dans mon poème, seulement de ce avec quoi je suis monté, j’ai hésité à ajouter « sur le cœur », ce que j’avais sur le cœur quand je suis monté là-haut, et j’ai eu tort d’hésiter, je crois, car c’est exactement cela. Monter à la Bonne Mère, ce n’est pas monter faire quelque chose (visiter, prendre des photos, dire : « Je suis monté à Notre Dame de la Garde. De là-haut, l’on a une vue splendide, ah, mais vraiment. »), c’est monter avec quelque chose sur le cœur dont on ne se défera pas là-haut, mais dont la montée témoignera. Monter témoigne de. Et le poème est une trace de ce témoignage, de ce passage, ou peut-être mieux qu’une trace : le poème est l’écriture de ce passage. Chair à sa manière. Μάρτυς, qui témoigne. D’un certain martyr, ou martyre, je ne sais pas, au juste, comment choisir ? les deux, sans aucun doute, il doit être question dans ces poèmes, puisque c’est cela que je porte avec moi en marchant, en écrivant. J’ai respecté le dispositif à la lettre (voir 6825) et, à aucun moment, je ne me suis arrêté pour écrire : cependant que je marchais, je notais les rues par lesquelles je passais et je composais mon bref poème que j’ai écrit. C’est ce soir, avant d’écrire mon journal que j’ai copié dans mon cahier au bison rouge tout ce que j’avais noté en montant, en marchant. Ce que je ferais de tout cela ? Mais de tout quoi ? Pour l’instant, il n’y a presque rien. Un livre, oui, pourquoi pas ? Que sais-je faire d’autre ? Que faire d’autre qu’écrire ? 

20825

Faut-il croire en quelque chose pour écrire quelque chose ? J’entends : autre chose que soi-même, qui n’est pas une chose, mais quoi ? Je ne sais pas. Rien ? Sans doute. C’est-à-dire : pas une chose, pas une entité, qui dirait que l’air est une chose, l’eau, une entité ? Non, on sait en donner une définition chimique, par exemple, mais on ne s’aventurerait pas à en faire un être, un élément, oui, peut-être, tout au plus, comme dans l’ancienne physique. Non, que x soit ne signifie pas que ce soit une chose. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Et je ne sais plus très bien ce que je voulais dire. Dans l’idée que je me faisais de ce que je voulais dire en commençant à écrire, il devait être question de plusieurs sujets : la société égalitaire, l’éducation, le paragraphe 174 du Gai savoir, et peut-être que je n’ai pas su comment mettre tout cela ensemble, peut-être que rien de tout cela ne va ensemble, peut-être que ce n’est pas le bon moment, je ne sais pas, mais voici où j’en suis : nulle part, à essayer de noter quelques phrases assez cohérentes pour parvenir du début à la fin, mais est-ce vrai ? Est-ce quelque chose ? Quoi ? Écrire. Qu’est-ce que tu veux dire ? Mais enfin, c’est la rentrée littéraire, et moi, je suis là, qui. Mais non, ce n’est pas ce que je veux dire. C’est peut-être ce qu’un autre moi que ce moi-ci voudrait dire, mais moi, non, pas celui-ci, pas en ce moment, non. Je suis arrivé à Marseille dans l’après-midi. Et ce soir, je me suis installé sur la terrasse de l’appartement que nous avons loué pour écrire. Un vent frais souffle, des plus agréables. Les bruits de la ville me parviennent d’assez loin, étouffés, ou atténués, ils ne sont pas intrusifs, même si les pots d’échappement des motos rendent un vacarme grotesque, ils font partie d’un paysage sonore que je trouve vivable, accueillant, voire. Au contraire des avions, qui passent dans le ciel, avec une régularité de machine, j’entends le bruit de leurs moteurs et, avec leurs lumières qui clignotent, on dirait des anges absurdes, un peu imbéciles. Je ne comprends pas comment nous pouvons vivre comme nous vivons. Mais qui s’en soucie ? Et puis, qui vit autrement ? Peut-être que rien n’a de sens, mais dire que rien n’a de sens, en a-t-il un ?

19825

Absolument rien. Départ pour Marseille demain. Dans mes notes, je retrouve ce poème de Ryōkan : « Après avoir quêté durant une journée, / je rentre m’enfermer dans ma pauvre cahute. / En brûlant du menu bois garni de ses feuilles, / tranquille, je récite des vers de Hanshan. / Le vent d’ouest apporte les pluies de la nuit, / et c’est le bruit des gouttes sur le toit de chaume. / Restant quelquefois étendu de tout mon long, / je n’ai plus rien à penser, rien à mettre en doute. » Puisse l’existence m’accorder de temps à autre pareille sagesse, pareille paix, pareille vérité.

18825

S=P-1. — La conscience fatigue. Pourrais-je oublier que l’existence est étrange, et vaine ? Pourrais-je me dispenser de penser ? J’observe un homme faire son lit dans sa mansarde. La fenêtre est ouverte, il y a de la lumière qui vient de l’intérieur de la pièce et je le vois qui tourne autour d’un objet invisible, un drap blanc à la main dans un vêtement de même couleur. La scène se déroule de l’autre côté du boulevard. Un instant, je me demande : Me voit-il en train de le regarder ? Hautement probable que non. Je ne vois que des bribes de ses mouvements. Il dessine un arc-de-cercle du bras, pivote sur lui-même. Et, à vrai dire, je ne suis pas certain de ce qu’il fait. Peut-être que je m’imagine qu’il fait son lit parce que je me trouve allongé sur le mien. Peut-être n’en fait-il rien. Peut-être joue-t-il au fantôme (« Ouh ! Ouh ! », gémit-il sous son drap blanc). Peut-être est-il un fantôme, un vrai. Ce qui viendrait physiquement contredire ce que j’ai affirmé à mon père, il y a quelques jours à peine de cela : « Mais papa, les fantômes n’existent pas. » Je ne sais presque rien d’elle, et pourtant, cette chorégraphie fragmentaire me fascine. Mouvements qu’on exécute sans même y penser, sans y être concentré, sans être réellement à ce que l’on fait, présent, sans être nulle part, vraiment. Je me souviens que, souvent, je passe l’aspirateur pour ne plus penser à rien d’autre que passer l’aspirateur : le bruit, la tâche, la quête de la tache, tout ce qui condense, absorbe, et dispense in fine de se savoir exister. C’est ce que j’ai fait ce matin, et la poussière. Je ne suis pas très doué pour, mais la détermination est réelle. Simplement, je crois que je cache mal mon jeu : je ne traque pas tant la miette ou le grain de poussière que l’oubli, le pardon de l’inconscience, la béatitude du silence de l’âme, les gestes automates, et les salades de tomates. Je n’accomplis pas la tâche pour son accomplissement, j’accomplis la tâche pour l’accomplir, rien que pour ne pas me sentir exister, rien que pour simplement exister, sans supplément. L’oubli de soi, quand on y pense, c’est une chose curieuse que de le chercher, ne trouves-tu pas ? On ne sait jamais qu’on atteint au but puisque le but est la disparition du but, la disparition du moi, le tacet de la psyché. Tu vois, je ne puis m’en empêcher, il faut toujours que je voie des bizarreries partout, comment ne serais-je pas bizarre moi-même, alors, à force ? À moins que ce ne soit l’inverse : si je vois du bizarre partout, c’est parce que je suis bizarre avant tout, et ce bizarre, je le transporte avec moi, il est où que je sois. Et pour les gens comme moi, il existe toujours une solution de moins que de problèmes. À croire que nous les cherchons pour vivre. Ne faut-il pas une raison ? Ne sont-elles pas aussi bonnes les unes que les autres, après tout ? Souviens-toi : détrompe-toi. (Ne crois pas que tu vas sauver le monde, ne crois pas que tu vas te sauver toi-même.) Ce n’est pas une raison de faire n’importe quoi. Mais le ménage, ce n’est pas n’importe quoi.

17825

Eschatologie de la patience. — Quoi que tu fasses, tu ne sauveras pas le monde. Et il n’est pas même sûr que tu te sauves toi-même. Surtout pas si « être sûr de se sauver soi-même » signifie « être en sûreté ». Est-ce défaitiste que de tenir pareils propos ? Mais qui pourrait décemment vouloir tenir des propos de vainqueur ? J’imagine que personne n’a envie de perdre, ce n’est pas un élan vital qui nous y pousserait, en tout cas, non, je crois que cela, nous pouvons le dire, mais qui pourrait réellement vouloir gagner puisque « gagner » cela signifie toujours « perdre » ? Toi, tu gagnes ; moi, je perds. Ou inversement. Bref, gagner = perdre. Et ce n’est pas aussi simple que cela, non, au contraire, je crois que c’est d’une complexité extraordinaire, un peu comme une apparition, c’est très difficile de rendre sensible une apparition sans répéter la proposition : « J’ai vu la Vierge », c’est-à-dire : « Elle était là », c’est-à-dire : « Je ne suis pas fou ». En réalité, la différence entre la folle et la sainte est infime, voire inexistante ou quasi, presque rien ne sépare la béatification de l’aliénation, l’internement du sacrement. Et cela, est-ce vraiment si difficile de le comprendre ? Quelque chose apparaît, il faut le voir. Mais si c’est une hallucination ? Si c’est une hallucination, nous sommes de retour au point de départ : Tu ne sauveras pas le monde et certainement pas toi-même. Mais comment faire, alors ? Je ne sais pas. Et il me semble qu’il faut toujours commencer par là : le point d’interrogation, l’absence de solution. Que savons-nous de la vie, en effet ? Qu’avons-nous appris de la vie ? N’avons-nous pas fait tous les efforts du monde pour nous extirper de la vie ? Pour oublier la vie ? Pour nous émanciper de la vie ? La distinction entre l’âme et le corps, entre la métaphysique et la physique, n’aura servi à rien d’autre : donner un fondement théorique (peu importe sa validité littérale, il suffisait qu’on y croie) à la scission, à n’en pas faire une élucubration parmi tant d’autres que des sectes profèrent, mais une vérité première, fondée en raison, fondée en dieu, fondée en droit, universelle. Quoi que tu fasses, tu ne sauveras pas le monde. Quoi que tu fasses, tu ne te sauveras pas toi-même. Ni le monde ni le moi n’ont besoin d’être sauvés. Mais de quoi ont-ils besoin ? Mais de rien, ni d’être ni de rien. Est-ce que cela te semble terriblement décevant ? Sans doute, oui. C’est que tu n’es pas encore prêt à la patience, à l’immense patience qui ne nous attendra pas. C’est tout le paradoxe : il faut être patient, mais je ne peux pas patienter. Fracasse-toi la tête contre les récifs du temps, ne fût-ce que pour le passer. Un peu.

16825

Question d’équilibres, l’existence. Combien il faut dépenser pour penser. Combien il faut refuser pour accepter. Combien il faut se défaire pour faire. On ne peut pas ingurgiter n’importe quoi. Le mot de régime est d’une polysémie des plus intéressantes : la règle et la consommation ne sont pas deux institutions distinctes, ni même deux faces d’un même phénomène, mais la même expression de la vie. Tout ce qui pénètre dans l’organisme doit être filtré, il est impossible de tout laisser passer, de tout ingérer, et il est nécessaire de régir l’alimentation de l’organisme en tant qu’ensemble complexe, mais non distinct. C’est-à-dire, pour dire les choses de façon triviale, notamment : on ne peut pas faire comme s’il fallait faire attention à ce que l’on mange et écouter, lire, regarder n’importe quoi, comme si l’écologie du moi n’existait tout simplement pas, comme si nous étions un corps qui fonctionne de manière autonome et un esprit qui peut faire n’importe quoi, le second ayant une influence relative sur le premier et réciproquement, comme si l’on pouvait découper l’individu en tranches. Le dualisme corps / esprit est probablement l’erreur la plus fondamentale de l’espèce humaine, laquelle explique en grande partie l’état des civilisations qui existent actuellement sur terre et dont aucune ne semble être ni en paix avec le monde ni en paix avec elle-même ni en paix avec les autres ; — et comment le pourraient-elles ? Il en va de même en ce qui concerne les civilisations et en ce qui concerne les individus : comment quiconque organisant l’écologie de soi à partir d’une telle méconception pourrait bien parvenir à être en paix avec soi-même, avec le monde, avec les autres ? On pourrait faire une histoire de l’Occident du point de vue de la métaphysique : comment, à partir d’une déformation sémantique (τὰ μετὰ τὰ φυσικά, les livres qui viennent après la physique, devenant la métaphysique en tant que telle), la métaphysique s’est constituée en discipline à part entière devenant le fondement de la théologie avant de se présenter comme science et, finalement, de tomber en désuétude comme discours vide de sens, élucubrations pré-scientifiques artificiellement sophistiquées. À partir du moment où la métaphysique se constitue en tant que telle, c’est-à-dire à partir du moment où, à la suite d’Aristote, elle se sépare du discours sur la nature (ce qui était auparavant le discours essentiel de la philosophie, Περὶ Φύσεως étant le titre des ouvrages d’Anaximandre, Empédocle, Héraclite, Parménide, Épicure, etc.) pour constituer un champ d’enquête autonome, elle se coupe de la vie et, en tant que discipline constituée, spécialisée, théorie d’un objet, prend acte de la séparation de l’âme et du corps : à l’âme, la métaphysique, au corps, la physique. Plus grande erreur de l’Occident et, peut-être, l’Occident n’est-il rien d’autre que cette erreur en tant que construction théorique et développement civilisationnel. À supposer que nous ayons ce temps, comme il aura fallu un millénaire à la métaphysique pour devenir autonome, peut-être faudra-t-il encore un millénaire pour défaire la métaphysique, pour qu’elle redevienne naturelle et non cette contre-nature qui a déformé notre conception et notre perception de l’univers au point que nous n’y voyons plus rien, n’y comprenons plus rien. À supposer que nous ayons ce temps, peut-être faudra-t-il mille ans pour que nous retrouvions le sens. Aurons-nous cette patience ?

15825

Ferragosto. — Presqu’île dans l’archipel de nos misères, le silence est quasi absolu entre deux moteurs à explosion ; — on ne s’entend même pas pleurer. Odeurs pécorines émanent de mon corps, effluves de chaleur : à partir de quelle température la graisse commence-t-elle à fondre au soleil ? À quelques mètres de distance à peine, ce sont des univers étrangers les uns aux autres qui mènent leurs vies parallèles. De toute façon, on ne parviendra jamais à les faire coexister : l’un finira par ensauvager l’autre ou bien tout partira en fumée. Quinze août en Occident, infrabasses peuplent le champ sonore, l’horizon étouffe sous une brume de chaleur, une brume de pollution, une brume d’illusion, une brume de brume. Tout à l’heure, il y a quelques heures à peine, l’air était si clair qu’on voyait les rangées d’éoliennes immobiles dans le lointain. Pourtant, semblaient crépiter quelques flammes encore discrètes, et suspectes à qui prenait la peine de les observer, ces petites dépouilles desséchées sur le chemin, campagnol, taupe, que les chiennes en chaleur de la prospérité n’auront eu aucun remord à massacrer. Voyant ce cadavre noir, j’ai été étonné de sa petitesse, et il a fallu que je consulte l’encyclopédie une fois revenu à la maison pour m’apercevoir que c’est l’histoire de Franz Kafka qui m’aura induit en erreur, me faisant imaginer l’animal — de taille humaine ou à peu près — bien plus grand qu’il ne l’est en réalité, une quinzaine de centimètres, environ, à l’âge adulte. Nous sommes confits dans nos confiances troubles, nos idées toutes faites, nos croyances erronées, nos illusions ossifiées en certitudes, nos passages précaires aplanis comme des autoroutes, il faut marcher pour s’en défaire, marcher, c’est-à-dire : aller voir de plus près, se déprendre du fantôme des choses qui peuplent nos esprits, faire l’expérience réelle du réel.

14825

Célébrer. — Si difficile de voir le monde autrement que par son propre prisme, le petit trou de sa lorgnette. Mais comment voir différemment ? Comment s’y prendre ? Et par quel autre bout regarder l’univers ? Depuis quel point de vue supérieur tout voir d’un coup d’œil ? Cela, précisément, ce n’est pas possible. On ne voit jamais qu’un petit pan de l’univers. Ce qui ne signifie pas que le reste n’existe pas. Tout à l’heure, pour l’une des dernières fois sur le sentier des douaniers, je pensais aux gestes qui composent les rituels des religions (des images m’étaient présentes à l’esprit, de purifications avant la prière, notamment), et je me demandais quels gestes faire qui ne soient pas faux, j’entends : qui ne soient pas fondés sur des croyances fausses, des erreurs, des contre-vérités, voire des mensonges éhontés ? Que célébrer qui ne soit donc pas le faux ? Et, tout en marchant, je me suis dit que ce que j’étais en train de faire — marcher, c’est-à-dire —, c’était une célébration en soi, une célébration de rien, une célébration de tout, une célébration de la vie : point n’est besoin de célébrer quelque chose de défini — un être, c’est ce à quoi je pense — pour célébrer l’existence en soi car l’existence n’est pas une chose, pas une chose en soi, pas la chose en soi, l’existence n’est rien en soi, la vie même est transitoire, transition, passage, avancée, dynamique, mouvement, aller, allant, bien plus qu’être et étant, percée, transformation, métamorphose. Peut-être est-ce une définition de la vie : le rien en soi, mais je ne le crois pas, en tout cas, ce n’est pas ce genre de phrases que je veux faire, ce genre d’impressions que je veux donner, ce genre de conclusions que je cherche. Que cherches-tu, alors ? Eh bien, précisément ceci : non des conclusions, des propensions. Marcher, pour un être humain, c’est ce qu’il y a de plus naturel, de plus évident, de plus profond, aussi. Tout bouge, tout change tout le temps quand on marche. Et, pourtant, croyant aller plus vite, croyant échapper au mouvement, ainsi, ne faisons-nous pas tout pour ne plus marcher, atteindre à l’immobilité ? Drôle de question. Crois-tu, vraiment ? Quoi, la question ? Oui. Ah, je ne sais pas. Je disais ça comme ça. Alors, tais-toi, cela vaut mieux, n’est-ce pas ? Ne sois pas toujours désagréable, veux-tu ? Je venais de courir cinq kilomètres sur le sentier. Et j’avais trouvé que c’était assez, il faisait trop chaud à mon goût pour continuer, et je n’avais pas d’eau avec moi, alors j’ai fait demi-tour et le chemin inverse en marchant, et c’est dans ce déplacement-là que j’ai pensé aux gestes rituels de se laver les mains, de se laver les pieds, avant de prier, gestes que je trouve beaux, d’une infinie humilité, mais ce trouvé de moi ne sauve pas pour autant tout ce qu’il y a d’erroné dans la croyance en un être supérieur. Il n’y a pas d’êtres, comment pourrait-il y avoir un seul être ? Nietzsche (Gai savoir, III, § 111.) se livre à une analyse évolutionniste du concept de substance, fondement de la logique aristotélicienne, c’est-à-dire occidentale, qui le fait apparaître comme une erreur, un illogisme qui a subsisté et s’est imposé simplement parce qu’il permettait la conservation de la vie. Le concept même d’être est une erreur, et peut-être (l’analyse de Nietzsche n’est pas historique, c’est bien plutôt une expérience de pensée, comme la plupart de ses aphorismes, ce qui fait que nous pouvons encore les lire) s’est-il imposé comme une nécessité à un moment de l’histoire naturelle de l’humanité, parce qu’une telle simplification était le seul moyen efficace d’assurer la survie de l’espèce. Simplement dit : notre vérité est fausse. Il a peut-être fallu y croire en certaines circonstances pour ne pas périr, mais aujourd’hui, n’est-ce pas cela même qui nous fait périr ? Le faux n’est pas seulement contraire à la vérité : il détruit la vie. La vie, qui n’a que faire de la vérité.

13825

Il fait de plus en plus chaud. — Aucune théorie critique de la société de consommation n’a jamais contribué à la fin de la société de consommation ; c’est la société de consommation elle-même qui induira à terme la fin de la société de consommation. Est-ce une utopie comme en fut une la baisse tendancielle du taux de profit ? Possible, mais. Comme les méduses que le réchauffement climatique fait proliférer mettent à l’arrêt les centrales nucléaires, la multiplication des canicules conduit au ralentissement de l’économie. Ainsi, constatent les analystes de l’économie de marché, chaque journée qui connaît une température supérieure à 32° C équivaut à une demi-journée de grève. La hausse des températures entraîne une baisse de la productivité. Et, en effet, qui a envie de travailler quand il fait chaud ? Déjà que, quand il fait froid. À cette lueur, le concept de « sud global » prend un sens nouveau : bientôt, le monde entier ayant été tropicalisé, l’indolence sera la norme, et l’art de vivre méridional triomphera enfin de l’esprit mortifère du capitalisme. Qui ne rêve de passer sa vie à se radasser ? Le nord besogneux, industrieux, entreprenant, qu’aura-t-il fait sinon préparer le monde à sa fin, une fin sombre, sale, et enfumée ? Or, ce qu’il ne pouvait pas prévoir, harassé par la besogne qu’il était, c’est que la fin en question ne sera pas une grande explosion, mais bien plus certainement une longue et crapuleuse sieste. Le néant n’est pas nécessairement nihiliste, non, il peut être agréable, accueillant, réjouissant et frais comme une après-midi passée à l’ombre, rien qu’à regarder le temps s’écouler, lentement, et l’eau qui coule venir lécher le rivage de nos pieds. Ayant appris à lézarder et à se contenter de peu, débarrassé des mirages de la productivité, libéré de la torture du travail, l’être humain pourra enfin consacrer le plus clair de son temps aux tâches qui sont réellement dignes de lui : penser, aller, venir, et faire l’amour.