Ce mardi, en début d’après-midi. Sur le boulevard Arago, en face de la prison de la Santé, un habitat sauvage, mais plus élaboré que les tentes Quechua qui parsèment la ville. Prenant appui sur l’enceinte de la Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de Cluny, il ressemble à une maison miniature : quatre murs faits de planches blanches et autres panneaux de bois, un toit isolé de la pluie par une sorte de toile en plastique transparent, une porte d’entrée faite de bois marron, à l’exception d’un panneau peint en gris, derrière laquelle est suspendu un rideau gris, lui aussi, qui protège l’intérieur du froid. La porte possède une poignée, un cadenas lui sert de verrou. Devant la porte, le long du mur d’enceinte, des bancs et des chaises disparates sont entassés. Sur le mur extérieur parallèle à l’enceinte de la congrégation, en haut à droite, une feuille de format A4 est affichée dans le sens du paysage où l’on peut lire, imprimées en noir et blanc, les phrases que voici : « LES TENTES, CABANES, et “INSTALLATIONS PRÉCAIRES” SONT DES HABITATS. / LEURS OCCUPANTS ONT DES DROITS ET DES LOIS LES PROTÈGENT — AINSI QUE LEURS BIENS : / IL NE PEUT Y AVOIR D’EXPULSION SANS DÉCISION DE JUSTICE : / « Sauf disposition spéciale, l’expulsion d’un immeuble ou d’un lieu habité ne peut être poursuivie qu’en vertu d’une décision de justice (…) et après signification d’un commandement d’avoir à libérer les locaux. » / (Art. L. 411-1 du Code des Procédures Civiles d’Exécution) / PÉNALISATION DE L’EXPULSION ILLÉGALE / « Le fait de forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite sans avoir obtenu le concours de l’État (…), à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. / (Art. L. 226-4-2 du Code Pénal) L’enceinte à laquelle la cabane est adossée, c’est le mur où, quand le ciel le permet, le soleil porte les ombres des arbres et qu’il m’arrive de prendre en photographie quand je passe par là en me promenant dans Paris. En face de la prison, en effet, ces ombres me semblent particulièrement émouvantes. Mais je m’en suis aperçu après les avoir photographiées pour la première fois. Ce qui m’a arrêté, tout d’abord, ce furent les qualités esthétiques de ces ombres, leur flouté sur le fond de ce mur rose pâle, dont la peinture est refaite par endroits dans une teinte marronnasse. Aujourd’hui, quand je passe à cet endroit, les nuages dissimulent le soleil. Un peu plus tard dans l’après-midi, quand je remonterai les berges de la Seine en direction du Point Alexandre III, le ciel se dégagera d’une éclaircie. Mais pas au moment où je prends cette cabane en photographie. Je suis déjà passé devant elle. Et je crois qu’une des raisons pour lesquelles je ne l’avais pas encore photographiée, c’est que je n’avais pas osé. Après tout, il s’agit du domicile de quelqu’un, et cela doit inspirer un certain respect, n’est-ce pas ? N’en ai-je donc pas aujourd’hui ? Je ne crois pas que ce soit l’explication, non : c’est l’affiche qui attire mon attention. Et le contraste violent entre les villes dans la ville qu’elle manifeste : cette ville-là, sauvage, et celle, marchande, qui accueille toujours plus de touristes. On entend, assourdissant, le bruit des avions qui les acheminent dans le ciel pour qu’ils aient tout le loisir de se prendre en photographie dans toutes les situations les plus kitsch possibles, situations que Paris offre en quantité innombrable (des feuilles mortes sur le sol d’un jardin, des arbres en fleurs, des monuments qui clignotent, des monuments qui ne clignotent pas, des œuvres d’art dans un musée, un fleuve, une assiette pleine de nourriture, un verre à moitié vide ou à moitié plein, la tombe d’une femme célèbre, la vitrine d’une boutique, des illuminations de Noël, que sais-je encore ? chaque saison est force de proposition). Au sein de la marchandisation globale de l’existence, toutefois, il y a une vie qui cherche à survivre au broyage qu’on lui impose. (La marchandisation de l’existence ne supporte pas le partage : tout doit s’y conformer.) Le mythe sur lequel repose l’acceptation sociale de la marchandisation de l’existence est que la marchandisation est un facteur de prospérité et que cette prospérité profite à tous. C’est évidemment faux : l’enrichissement de certains, qui ne profite qu’à eux-mêmes, nuit à la prospérité de tous. Et la vérité corollaire qui en découle est que le progrès ne produit plus que des nuisances. Or, nous nous trouvons devant la réalité comme des poules estomaquées — nous ne pouvons rien y comprendre — parce que nous ne savons la regarder qu’avec les lunettes d’une idéologie datée, obsolète. Idéologie que nous ressassons comme des petits singes savants (je file la métaphore du bestiaire ; l’autre jour, telle philosophe dont j’ai oublié le nom expliquait doctement la pérennité ne varietur de la lutte des classes, et l’on s’imaginait des équipages de penseurs et autres militants voguer avec elle sur les flots idylliques du XIXe siècle). À supposer que nous voulions comprendre la réalité (ce qui ne va pas de soi : qui profite encore du progrès n’y a pas intérêt, par exemple), il nous faut aller la chercher là où elle se trouve et tâcher de la voir à nu. Autrement, tout nous la cache, le capital aussi bien que la théorie.












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