111125

Ce mardi, en début d’après-midi. Sur le boulevard Arago, en face de la prison de la Santé, un habitat sauvage, mais plus élaboré que les tentes Quechua qui parsèment la ville. Prenant appui sur l’enceinte de la Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de Cluny, il ressemble à une maison miniature : quatre murs faits de planches blanches et autres panneaux de bois, un toit isolé de la pluie par une sorte de toile en plastique transparent, une porte d’entrée faite de bois marron, à l’exception d’un panneau peint en gris, derrière laquelle est suspendu un rideau gris, lui aussi, qui protège l’intérieur du froid. La porte possède une poignée, un cadenas lui sert de verrou. Devant la porte, le long du mur d’enceinte, des bancs et des chaises disparates sont entassés. Sur le mur extérieur parallèle à l’enceinte de la congrégation, en haut à droite, une feuille de format A4 est affichée dans le sens du paysage où l’on peut lire, imprimées en noir et blanc, les phrases que voici : « LES TENTES, CABANES, et “INSTALLATIONS PRÉCAIRES” SONT DES HABITATS. / LEURS OCCUPANTS ONT DES DROITS ET DES LOIS LES PROTÈGENT — AINSI QUE LEURS BIENS : / IL NE PEUT Y AVOIR D’EXPULSION SANS DÉCISION DE JUSTICE : / « Sauf disposition spéciale, l’expulsion d’un immeuble ou d’un lieu habité ne peut être poursuivie qu’en vertu d’une décision de justice (…) et après signification d’un commandement d’avoir à libérer les locaux. » / (Art. L. 411-1 du Code des Procédures Civiles d’Exécution) / PÉNALISATION DE L’EXPULSION ILLÉGALE / « Le fait de forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite sans avoir obtenu le concours de l’État (…), à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. / (Art. L. 226-4-2 du Code Pénal) L’enceinte à laquelle la cabane est adossée, c’est le mur où, quand le ciel le permet, le soleil porte les ombres des arbres et qu’il m’arrive de prendre en photographie quand je passe par là en me promenant dans Paris. En face de la prison,  en effet, ces ombres me semblent particulièrement émouvantes. Mais je m’en suis aperçu après les avoir photographiées pour la première fois. Ce qui m’a arrêté, tout d’abord, ce furent les qualités esthétiques de ces ombres, leur flouté sur le fond de ce mur rose pâle, dont la peinture est refaite par endroits dans une teinte marronnasse. Aujourd’hui, quand je passe à cet endroit, les nuages dissimulent le soleil. Un peu plus tard dans l’après-midi, quand je remonterai les berges de la Seine en direction du Point Alexandre III, le ciel se dégagera d’une éclaircie. Mais pas au moment où je prends cette cabane en photographie. Je suis déjà passé devant elle. Et je crois qu’une des raisons pour lesquelles je ne l’avais pas encore photographiée, c’est que je n’avais pas osé. Après tout, il s’agit du domicile de quelqu’un, et cela doit inspirer un certain respect, n’est-ce pas ? N’en ai-je donc pas aujourd’hui ? Je ne crois pas que ce soit l’explication, non : c’est l’affiche qui attire mon attention. Et le contraste violent entre les villes dans la ville qu’elle manifeste : cette ville-là, sauvage, et celle, marchande, qui accueille toujours plus de touristes. On entend, assourdissant, le bruit des avions qui les acheminent dans le ciel pour qu’ils aient tout le loisir de se prendre en photographie dans toutes les situations les plus kitsch possibles, situations que Paris offre en quantité innombrable (des feuilles mortes sur le sol d’un jardin, des arbres en fleurs, des monuments qui clignotent, des monuments qui ne clignotent pas, des œuvres d’art dans un musée, un fleuve, une assiette pleine de nourriture, un verre à moitié vide ou à moitié plein, la tombe d’une femme célèbre, la vitrine d’une boutique, des illuminations de Noël, que sais-je encore ? chaque saison est force de proposition). Au sein de la marchandisation globale de l’existence, toutefois, il y a une vie qui cherche à survivre au broyage qu’on lui impose. (La marchandisation de l’existence ne supporte pas le partage : tout doit s’y conformer.) Le mythe sur lequel repose l’acceptation sociale de la marchandisation de l’existence est que la marchandisation est un facteur de prospérité et que cette prospérité profite à tous. C’est évidemment faux : l’enrichissement de certains, qui ne profite qu’à eux-mêmes, nuit à la prospérité de tous. Et la vérité corollaire qui en découle est que le progrès ne produit plus que des nuisances. Or, nous nous trouvons devant la réalité comme des poules estomaquées — nous ne pouvons rien y comprendre — parce que nous ne savons la regarder qu’avec les lunettes d’une idéologie datée, obsolète. Idéologie que nous ressassons comme des petits singes savants (je file la métaphore du bestiaire ; l’autre jour, telle philosophe dont j’ai oublié le nom expliquait doctement la pérennité ne varietur de la lutte des classes, et l’on s’imaginait des équipages de penseurs et autres militants voguer avec elle sur les flots idylliques du XIXe siècle). À supposer que nous voulions comprendre la réalité (ce qui ne va pas de soi : qui profite encore du progrès n’y a pas intérêt, par exemple), il nous faut aller la chercher là où elle se trouve et tâcher de la voir à nu. Autrement, tout nous la cache, le capital aussi bien que la théorie.

101125

Est-on encore libre de s’en moquer ? Non de se moquer, mais de s’en foutre, comme on dit désormais, en bon français ? La vie sociale semble constamment nous interpeller, sorte de police nationale de l’existence, requérir en commissaire autoritaire notre attention, parce que, selon elle, nous devrions être constamment en alerte et, pour ce faire, tout d’abord, toujours disponibles, hypersensibles. S’en moquer, oui, mais s’en moquer de quoi ? Je ne sais pas, — de tout ? Ce qui ne signifie pas interdire telles de ces odieuses formes de vie dont on voudrait ignorer jusqu’à l’idée, désirer leur abolition, leur en préférer d’autres, rien de tout cela, non, simplement n’être pas là, et cultiver une certaine forme d’absence, ni à soi ni au monde en soi, une distance par rapport à la vie sociale, une sorte d’étrangeté douce, sans violence ni marginalité, rien que le goût de l’ailleurs qui procède du naturel qui est le nôtre. Autrement, tout semble tellement lourd, ne trouves-tu pas ? Et les maigres masses qui vocifèrent ne valent guère mieux que celles obèses qui consomment et pillent l’univers. Chenilles processionnaires. C’est que vivre est vorace, en effet. Et la distance qu’on voudrait prendre avec elle consisterait tout d’abord à un peu moins s’empiffrer. Est-ce de l’ordre du possible ? Et puis, cela n’entre-t-il pas en contradiction avec le naturel dont tu te réclames, te réclamais à l’instant même ? La contradiction, non, je ne peux pas l’exclure. Mais je ne cherche pas à fonder une secte, un culte, ou quelque chose de ce genre, si tu vois ce que je veux dire. J’y songeais tout à l’heure. Je me disais : Tes gestes (ce qui inclut tel régime, par exemple, une acception ample, tu comprends), pour avoir vraiment du sens, ne devraient-il pas être empreints d’une certaine spiritualité ? Ce par quoi, je le perçois mieux à présent, j’entendais plus exactement ceci que, pour avoir du sens, mes gestes (au sens toujours large, donc) devraient participer d’une certaine ritualité à défaut de laquelle ils risquent de n’être que des membres épars qui pendent dans le vide, inertes. Mais ritualité, cela ne veut pas dire religiosité. Ah bon ? Mais oui : la signification n’a pas besoin de dogme, elle a besoin d’usages. Et moi, aussi, n’ai-je pas besoin d’être cohérent à l’excès, jusqu’à la maladie, il faut de la souplesse sinon au moindre choc, ça casse. Et il ne faut pas que ça casse, tu sais, c’est important, important de tenir bon.

91125

Mais qui sont ces gens dont on découvre l’existence seulement après qu’on a appris qu’ils étaient morts ? Ont-ils jamais existé, ou sont-ce des hallucinations ? Moi, par exemple, je ne puis m’assurer en personne qu’ils ont bien vécu et ne ne me fie dans le meilleur des cas qu’au témoignage qu’un inconnu m’apporte à propos d’un autre inconnu. Dès lors comment savoir ? Comment parvenir à la certitude que tout cela est bien vrai et non quelque fabrication, invention trompeuse, piège à gogos ? Ou bien ces morts qui ne se manifestent à nous qu’après le trépas sont-ils des sortes de fantômes, ectoplasmes de pure information, sans matière autre que langage ? Se tiennent-ils plutôt dans des mondes infiniment lointains des nôtres ? Mondes si lointains que, comme la lumière des étoiles, etc. (Cette comparaison est trop banale pour que je la développe jusqu’au bout, charge à qui me lit d’y aller, si le cœur lui en dit.) Hypothèse plus angoissante encore : on a tellement cru à l’universalisme que l’idée même de mondes divers à l’intérieur d’une seule et même atmosphère brille d’un charme noir et terrifiant, cause d’un sorte bien particulière de vertige, tu sais ce genre de vertige que tu ne ressens pas pour toi-même directement, mais pour l’autre qui s’approche trop près du bord et qui semble te déséquilibrer à ton tour : le tremblement que tu ressens pour l’autre te fait trembler et ta peur qu’il tombe te fait craindre toi-même de tomber. Vertige par procuration, on pourrait le dire ainsi, oui, pourquoi pas ? Il n’y a ni universel ni fragments, tout se tient peut-être entre ces deux illusions : tout ce dont je dispose, c’est mon expérience, et c’est vrai qu’elle peut sembler étroite, mais si on la compare à quoi, quelque chose qui n’existe pas ? Alors, par ricochet, le fragment qu’on s’imagine être se dissipe à son tour : comme il n’y a pas de tout, il n’y a pas de ruines de ce tout dont nous devrions nous satisfaire, faute d’avoir accès à quelque chose de mieux, de plus grand, de total, d’universel. Il faut que tu fasses avec ton expérience. Et, pour ce faire, il faut que ton expérience soit ouverte de toutes parts, il faut qu’elle prenne l’air, il faut qu’elle respire, et ne craigne pas de s’envoler, non, portée par le vent qui souffle. De ces mondes dont nous ne savons rien, mais qui sont bel et bien là pourtant, quand nous en prenons connaissance, que déduire, en effet, si ce n’est l’impossible unité, l’impossible réunion ? Serait-elle souhaitable, qui plus est ? Serait-il souhaitable que tout le monde vécût au même rythme, avec le même accent et les mêmes goûts dans la bouche, les mêmes parfums dans le nez ? Tu me diras, oui, mais comment on fait alors pour savoir ce qui est préférable, et puis sur quoi fonder nos hiérarchies ? Et je te répondrai : N’es-tu pas assez grand pour te débrouiller tout seul ? As-tu tant peur de toi-même que tu ressentes le besoin d’être rassuré ? Ne sais-tu pas ce que tu aimes ? Ne peux-tu pas chercher par toi-même ? J’ai eu un peu de peine pour elle, je l’avoue, quand j’ai cette jeune femme aux yeux tout ronds courir vers la caisse de la librairie avec son gros Goncourt dans les bras. Je ne suis peut-être pas charitable, mais elle avait une expression qui me semble incompatible avec la littérature ; elle avait l’air bête. Incompatible pour ne dire pas : antinomique, enfin, avec la littérature, non, ce n’est pas cela, — avec l’idée que je me fais de la littérature, laquelle doit nous rendre plus forts, plus indépendants, et non conformistes, comme le monde social nous rend de plus en plus, ce me semble, tout comme ce me semble que cette idée-là de la littérature n’est partagée que par une infime partie de la population au sein de la population qui dans la population générale s’intéresse à écrire, c’est dire qu’elle est partagée par une infime partie d’une infime partie de la population générale, en comparaison de laquelle les happy fews de notre maître Stendhal sembleraient légions, sinon comment expliquer que ce soient toujours les mêmes noms qui reviennent ? Et le mystère du monde social, le voici : bien que ce soient toujours les mêmes noms qui reviennent, toujours les mêmes mots qui reviennent, comment se fait-il que chacun ait le sentiment de vivre quelque chose d’exceptionnel, d’original, d’unique, alors que, précisément, ce qu’on est condamné à vivre par le monde social est banal, artificiel et commun ? Eh bien, ce fait, c’est le monde social qui le produit, qui métamorphose la banalité en originalité ; si le monde social n’opérait pas cette opération de transformation du banal en original (un peu comme le plomb en or), personne ne voudrait acheter la même chose que le voisin, et les ventes se réduiraient à quelques exemplaires, tout au plus, et in fine plus personne n’écrirait, que quelques fous, ô bienheureux fous.

81125

Sans idées. Mais non pas ou triste ou malheureux ou désœuvré ou je ne sais quoi, pas du tout, simplement sans idées, simplement là. Il est vrai que, lorsque je n’ai pas d’idées, je me demande pourquoi je suis là, comme si ma vie n’était pas justifiée, n’avait pas de bonnes raisons d’être vécue, alors je survis, oui, je passe la journée sans idées, mais elle me semble vide, la journée, à la lisière de l’inexistence, mais il n’est pas nécessaire pour autant de m’accabler, non, il faut laisser le temps passer, il faut laisser la journée passer, faire autre chose, c’est-à-dire ne rien faire du tout, être le moins possible, pour que ce vide, cette absence, ce trou dans le là se fasse sentir le moins possible, que ce ne soit presque pas, c’est, évidemment, évidemment que c’est, tout est, et c’est la raison pour laquelle on a accordé tant d’importance à l’être, se disant : si tout est, il faut bien que l’être soit quelque chose d’important, comme si l’être était quelque chose, comme si l’être était une propriété, la propriété des propriétés, la propriété qui permet à ce qui est d’avoir des propriétés, mais cela ne va pas de soi, et l’on a accordé trop d’importance à l’être, à c’est, que c’est, ce que c’est, c’est ce que je veux dire, trop d’importance, alors que l’être n’a aucune importance, si tout est, être, ce n’est pas quelque chose, ce n’est pas être quelque chose, ce n’est même pas banal, c’est beaucoup trop général pour avoir le moindre sens, c’est sans sens. Est-ce une idée que j’ai à présent ? Prétendant n’en pas avoir, en trouvé-je une ? N’exagérons rien. Mais peut-être que moins il y a d’être, et plus l’on a de chances d’avoir des idées, oui, que moins on accorde de l’importance à l’être, à être, et plus l’on a de chances de penser quelque chose, quelque chose d’intéressant, tant il est vrai que l’être est envahissant, l’être s’oppose à la vie, on pense qu’on est, on pense qu’on est des choses qui sont, alors que nous sommes de la vie, non simplement des vivants, de la vie, et c’est quelque chose d’autre, être vivant et être la vie, ce n’est pas tout à fait la même chose, il y a un degré supplémentaire d’intensité, qu’on ne comprend pas,  ou mal, ou pas suffisamment profondément, je crois, on croit tellement à l’être que l’être semble se confondre avec la vie, ce qui n’est pas, et alors, et ce n’est pas un paradoxe, par suite, le monde social prend une importance colossale, proprement écrasante, parce qu’on a oublié ce qu’était la vie, on ne fait plus que parler de l’être, ceci est cela, et cela est ceci, on oublie de respirer, on oublie l’animal que l’on est, pas bien différent des plantes, non, simplement différemment organisé, mais tout à fait comme les plantes, en vérité, les plantes et les bêtes et tout ce qui vit, et tout ce qui respire, et tout ce qui se chauffe au soleil et tout ce qui boit l’eau qui tombe du ciel. Il y a trop d’être. Il ne faut plus d’être. En finir avec l’être. De l’air. Alors, on pourra respirer et boire l’eau qui tombe du ciel et nous nourrit. Est-ce une idée que cela ? Et pourquoi pas ? 

71125

Mondâneries. Plutôt que de me sentir mal dans ma peau ou hors de place, hier au soir, à la remise du prix, je suis parti. Et il n’y avait nulle colère ou rancœur ou hargne ou je ne sais quoi dans ma décision, non : je n’étais pas là où il fallait que je sois, et c’est tout. Alors, au lieu de concevoir un quelconque ressentiment, au lieu de haïr le monde, au lieu de me haïr moi-même, j’ai fait ce qu’il me semblait le plus juste de faire : je suis parti. Le plus simplement. Et il devrait toujours en être ainsi. Je devrais toujours agir ainsi. L’inconfort est révélateur ; il ne ment pas. Il faut être à l’écoute. Je n’avais rien à faire là, où il y avait si peu à faire, en vérité, que Madame la Ministre elle-même ne s’était pas donnée la peine de venir. Elle était au Brésil, je crois. Un peu par hasard, ou pas du tout, on ne sait pas, on ne peut pas savoir, ce matin, j’ai écouté plusieurs versions de la chanson « Pra dizer adeus » d’Antonio Carlos Jobim et Edu Lobo, une version de Maria Bethania, qui s’accompagne elle-même à la guitare et où le tromboniste Raul de Souza prend un solo très blues (les notes qu’il ajoute après son chorus en réponse à la reprise du chant de Maria Bethania rappelle les dialogues guitare – voix de BB King, un blues sophistiqué, donc, un blues de lettrés, de qui sait lire la musique, pas le blues des analphabètes), et une version de Baden Powell, dont les harmonies me semblent beaucoup plus épurées, et pourtant d’une incroyable richesse (les notes jouées sur les cordes à vide au début de la chanson semblent pouvoir résonner indéfiniment bien que le tempo soit assez rapide). Pas de voix sur cette dernière version, rien qu’une contrebasse (Guy Pedersen, archet puis pizzicati, 1973) qui vient se faire entendre sur le refrain d’abord avant de reprendre ensuite la ligne harmonique pour laisser la guitare plus libre, et puis tout s’enchevêtre. Encore qu’elles soient très belles toutes les deux, la version instrumentale me semble plus démonstrative, moins profonde que la version chantée de Maria Bethania, où s’exprime une immensité brute, sans artifice, une pureté qui ne réduit pas la chanson, mais la sublime au contraire, en révèle une tristesse qui n’a rien d’accablant, mais est proprement humaine. Cet enregistrement est tiré d’un film que Pierre Barouh, un ami de Baden Powell, a tourné en 1969 à Rio de Janeiro, Saravah, qui veut dire salut, bénédiction. La voix de Maria Bethania, en effet, est une bénédiction. On a envie de l’écouter très longtemps, sans rien faire d’autre que se rouler dans le grain de sa voix. Comme si c’était là que se trouvait la vérité ultime.

61125

30000 signes ou circa dans le fichier qui s’appelle toujours tombe., mais qui est bien loin de Thèbes. Je ne sais pas pourquoi je suis toujours aussi obsédé par le nombre des signes. Je sais d’où vient cette obsession : du fait que j’avais eu, au début, et même un peu après, le sentiment de n’écrire pas assez, en quantité, j’entends, sentiment qui avait dû trouver son origine dans l’échec à l’oral de l’Agrégation de philosophie, à cause d’une leçon bien trop courte, m’avait dit Pierre Livet, qui était au jury cette année-là, pour me permettre d’être reçu, et que j’avais commencé à compter, à compter pour savoir où j’en étais, à comparer, en me disant : Et cette fois, est-ce assez ? Évidemment, depuis que ce journal a pris les proportions qu’il connaît désormais — plus de 3500 pages de format A4 —, ces angoisses n’ont plus lieu d’être. Sauf que je compte toujours. Ce ne sont d’ailleurs sans doute plus des angoisses, à proprement parler, plutôt des points de repère ; à défaut de repères spatio-temporels, compter les signes me permet de savoir où j’en suis. Je conçois qu’il y a quelque chose d’artificiel à cela — concevoir un ensemble fait d’ensembles d’un certain nombre de signes —, voire de rigide, mais c’est un squelette, et l’animal se métamorphose constamment, c’est une architecture, mais elle n’est pas carcérale, la maison se modifie à mesure que je la bâtis. Avant-hier, chez Naniwa-ya, où nous avons dîné, j’ai décrit à Guillaume la forme globale qui est celle du roman (un signe), et je lui ai avoué que l’image de cette forme m’était venue récemment, il y a quelques jours, je crois (c’est moi qui le précise à présent), dans une sorte de retour en arrière sur le parcours que le roman décrit. En vérité, c’est le seul plan dont je dispose, qui n’est pas un plan, mais une traversée. Le plan n’existe pas, c’est un itinéraire sur une carte géographique. Mais c’est suffisant, je n’ai besoin de rien d’autre parce que cela me permet de savoir où j’en suis, de savoir où je suis, de savoir où le narrateur se trouve, et donc de n’être jamais perdu. Tout le reste, c’est-à-dire le roman à proprement parler, est absolument libre. Ou plutôt, indéterminé. Et cette indétermination me semble essentielle. J’ai commencé à l’expérimenter dans des formes courtes (les contes qu’on peut lire dans des Monstres littéraires, puis dans la forme un peu plus longue de Pedro Mayr) et, à présent, je la développe dans un ensemble de plus grande ampleur, à plus grande échelle. Rien de tout cela n’est conscient au sens où cela participerait d’un projet a priori, non, tout ce que je fais ici — et c’est ce dont j’ai parlé à Guillaume, l’autre soir —, c’est retracer la croissance organique de l’écriture. Laquelle est à la fois extrêmement précise — si je ne savais pas exactement où j’en étais à chaque étape du livre, je ne pourrais tout simplement pas l’écrire — et absolument indéterminée — si je savais ce que j’allais écrire avant de l’écrire, si je devais faire un livre sur, comme le sont l’écrasante majorité des livres qu’on publie, des livres pitchables, je ne l’écrirais pas, cela n’aurait pas le moindre intérêt pour moi, ce ne serait tout simplement pas écrire, ce serait être une sorte de fonctionnaire de la littérature, soit quelqu’un de détestable, de pitchable, lui aussi, comme le livre qu’il écrit, et que donc je n’écris pas. Il fait gris et il pleut aujourd’hui à Paris. Mais cela ne me dérange pas. Paris me semble une ville où il peut pleuvoir et faire gris. C’est une remarque absurde si on la considère comme une remarque météorologique, mais bien moins si on la considère comme une remarque sur mon état d’esprit. Tout à l’heure, après avoir écrit le chapitre du jour, je suis allé courir, et je me suis senti lourd, je ne me suis pas senti mal, mais je ne me suis pas senti bien. J’ai couru le minimum courable (deux kilomètres de moins que ceux que j’avais l’intention de courir), et puis je suis rentré chez moi. Après avoir déjeuné, je me suis senti extrêmement bien. J’ai joué de la guitare pendant une heure et demi ou deux dans une sorte d’euphorie joyeuse. C’est après seulement que, regardant par la fenêtre, je me suis dit que je m’en foutais pas mal qu’il pleuve et qu’il fasse gris. Ce soir : à l’Hôtel de Massa.

Bonnes Mères, 3.

Rue de Suez, avenue Pasteur, avenue de la Corse, rue d’Endoume, rue des Lices, rue de Vauvenargues, tour de la Chaîne de l’Étoile. Jeudi 30.10.2025. 20° C. Après l’orage, ciel bleu pur au-dessus de la mer. Au nord de la ville, de lourds nuages semblent arrêtés sur les collines. Mais non, ils progressent.

À qui cherche de quoi tisser le sens
ne restent que bribes épaves
tombées du passé
mais non la reine de la ruse
incomprise chaque nuit
les lumières sont éteintes
et je cligne des yeux
à l’aperçu de l’éclaircie
parfois le ciel bleu
me rachète le jour d’une illusion
et j’entends oui me fier à lui
mais qui sait ?

41125

Des noms sur la dernière liste du prix littéraire, je n’ai jamais lu le moindre livre. Ce n’est pas une déclaration de principe, c’est un énoncé factuel. Et je n’ai aucune envie de lire les livres. Ce n’est pas non plus une déclaration de principe, c’est un autre énoncé factuel. De toute façon, je me sens à des milliers de kilomètres de tout cela, mais réellement, physiquement, comme si je n’étais tout simplement pas là où ces gens se trouvent alors que cette pantalonesque comédie sociale se joue dans la ville où il se trouve que je vis. Ce matin, d’ailleurs, les sirènes avaient beau hurler le long du boulevard (j’ai appris qu’une étude sur la pollution sonore de l’axe Montparnasse – Austerlitz avait été lancée qui devait durer jusqu’à la fin de l’année), je n’étais pas là : j’étais dans le livre que j’étais en train d’écrire qui lui-même se trouvait à des centaines de kilomètres, puis des milliers de kilomètres d’ici. Le chapitre que j’ai écrit hier s’achève plus ou moins sur une considération de ce genre et, aujourd’hui, j’en ai fait l’expérience, ou l’épreuve, ce serait peut-être ce dernier mot qui conviendrait mieux. Et, encore que tout ce bruit soit particulièrement désagréable, c’était une expérience heureuse. En revanche, je ne sais pas si l’image autobiographique dont je me sers dans le chapitre que j’ai écrit aujourd’hui est vraie ou si je l’ai inventée à partir d’éléments distincts dont j’ai fait une sorte de synthèse. Qu’elle soit vraie ou non, elle est vérace. Et, en ce qui concerne l’écrire, c’est le plus important, je crois. Un peu plus tard dans la journée, après être allé courir, j’ai pensé au sens de la vie. Il peut sembler ridicule de le dire ainsi (poseur, prétentieux, bouffon, que sais-je ?), mais non, pas du tout : je me suis simplement interrogé sur les conditions qui faisaient que la vie valait la peine d’être vécue, ce qui est loin d’être abstrait, mais très charnel, au contraire, et jouir de la vie est l’expression qui m’est venue, au premier rang de quoi (jouir de la vie), je mettais penser, ce qui englobe aussi écrire, en plus de tout ce que l’on peut entendre communément par jouir de la vie (ou ce que moi j’entends par là, plutôt, le commun n’étant pas mon souci en l’espèce : prendre du plaisir, faire l’amour, avoir des conversations intéressantes avec des personnes qui le sont tout autant, boire du vin, marcher, dormir, etc.). Ce n’est pas un hasard si je me pose des questions sur le sens de la vie en ce moment, ou ces temps-ci : l’état de santé de mon père m’a profondément troublé, et il est hors de question pour moi de prolonger la vie dans de telles conditions, conditions qui, bien que différentes, sont aussi celles dans lesquelles on a prolongé la vie de ma mère, au-delà de ce que, moi, j’estime vivable, et par prolonger la vie, il faut que je le précise, j’entends : prolonger ma vie. Étais-je trop jeune quand j’ai vu ma mère malade dépérir et mourir ? Trop jeune pour formuler les choses telles que je les formule aujourd’hui ? Pour autant que je m’en souvienne, Voyage sur un fantôme ne comporte pas de considérations de ce genre. Loin de Thèbes non plus, d’ailleurs, et ne doit pas en contenir. Ce journal est sans doute le lieu propre à les accueillir. Où mourir ? est ainsi une question qui a du sens. Ma mère, par exemple, est morte à l’Institut Paoli-Calmette. Et, à supposer bien sûr que l’on puisse décider de ce genre de choses, et dans la mesure où il est en mon pouvoir de décider de ce genre de choses, il n’est pas bien difficile d’envisager les cas de figure où je ne serais pas en mesure de décider de quoi que ce soit, un accident, et caetera, il est absolument hors de question que je meure dans un établissement médical, quelle que soit la nature exacte de ce dernier. Mais alors mourir, et comment mourir ? Englouti par la mer. C’est ce que j’appelle dans mon premier petit chantier, l’« utopie méditerranéenne », qui était déjà le sujet de mon conte, « La dissolution des mâles », dont l’idée m’était venue un été, sur la Corniche, preuve donc que, inconsciemment sans doute, les préoccupations de ce genre ne sont pas récentes, bien au contraire. L’expérience de la déchéance de mon père vient conforter mon sentiment. Il faudrait que je l’appelle, mais je n’en ai pas le courage. Les dernières conversations que j’ai eues avec lui étaient absolument délirantes, insensées, j’étais là, assis en face de quelqu’un que j’avais le plus grand mal à reconnaître, et je l’écoutais raconter n’importe quoi, sans le contredire, en faisant simplement comme si ce qu’il racontait avait du sens, n’était pas délirant. Je mentais. C’est une expérience angoissante et destructrice : qu’est-ce qui est susceptible de résister à l’expérience de la déchéance physique, intellectuelle, morale et à la comédie sociale qui l’accompagne ? La laideur, l’effondrement (où il n’y a absolument plus aucune dignité), rien ne résiste à cela, — aucune illusion. Et cela, n’est-ce pas pire que la mort ?

31125

Écrit. Écris. — Rien d’autre. Je devrais me contenter de ces deux mots dans cette page du journal : un participe passé et un impératif. Le participe passé : c’est ce que j’ai fait, dès que cela me fut possible, ce matin, écrire. L’impératif : c’est ce qu’il me faudra encore faire, demain, dès que cela me sera possible, écrire. Tout le reste de la journée, à l’exception d’un ou deux épisodes de ressentiment, je l’ai passé en pensée, à écrire en pensée, à ne penser qu’à écrire, encore et encore. Ainsi, à l’exception d’un ou deux épisodes de ressentiment, et des phrases commerciales de rigueur — puisqu’il faut bien parler aux gens —, il m’a semblé que j’eusse pu ne rien dire de la journée et que, de fait, je n’ai rien dit de la journée, ne me parlant qu’à moi-même, en silence, en pensée, en pensant à ce que j’allais écrire, m’interrogeant à ce sujet, et ainsi de suite. Après les visions méditerranéennes des deux semaines précédentes — la mer ! la mer ! —, écrire ce chapitre est ce que j’ai connu de plus concentré, de plus intense, de plus profond. D’ailleurs, les pages que je cherche à écrire doivent être empreintes de cette intensité en profondeur, comme une plongée, avant l’ascension, laquelle viendra dans un troisième temps. Aussi, quand, après avoir écrit le nouveau chapitre de loin de Thèbes, je suis allé courir, tout ce à quoi je pensais, en réalité, c’était au prochain chapitre que j’allais écrire — que je vais écrire, demain — et dont des images précises me sont apparues : la mer, la mer, et des corps dans la mer. Écrire ce livre, ou plus exactement le composer, le concevoir, l’imaginer, le penser, ressemble à la déformation d’un corps en trois dimensions dans une sorte d’espace abstrait : tout est possible, ouvert, en métamorphose constante, des mots envisagés font circuler des sons en écho dans toute l’organisation, tout peut aller dans toutes les directions, le récit n’est jamais fermé, refermé, clos sur lui-même, et son indétermination même est fructueuse. Mais pour l’instant, essentiel : rester immergé.