J’aimerais vivre sur île déserte, perdue en pleine mer Méditerranée, là où personne ne pourrait me retrouver, mais la vérité est bien plus prosaïque que le rêve érémitique (et un peu romantique, aussi) ainsi caressé : à part écrire des phrases que presque personne ne lit, je ne sais rien faire de mes dix doigts et, livré à moi-même dans un environnement où je devrais subvenir tout seul à mes besoins, je ne tiendrais probablement pas plus de quelques jours avant de décéder d’une mort plus ou moins atroce. C’est peut-être le reproche le plus fondamental que l’on peut faire au progrès : le progrès ne nous a pas rendus plus autonomes, nous sommes incapables de survivre par nos propres moyens, et notre existence se trouve dans la dépendance absolue du monde social. On en attend toujours plus d’une Providence qui, malgré des apparences généreuses, n’a rien de providentielle, mais beaucoup d’une malédiction qui nous maintient sous la coupe, pour ne pas dire le joug, des autres. Et qui, malgré l’évidente nécessité du contraire, entreprend d’aller vivre seul dans la forêt risque moins de faire penser à Henry David Thoreau qu’à un survivaliste un peu demeuré. Qu’il serait bon, pourtant, de ne plus voir ni entendre ses semblables, pendant quelque temps, au moins, le temps de faire le vide dans l’esprit, et d’oublier le monde dans lequel on vit, d’oublier le progrès et les encyclopédies sans auteur que l’avenir nous prédit. Au monde sans auteur que le progrès nous promet, qu’opposer en effet sinon l’escapade ? Mais même la fuite se doit envisager sans illusion, car partout où vous êtes, l’administration fiscale saura vous retrouver et réclamer l’écot de votre grasse subsistance : ce que vous êtes, n’est-ce pas avant tout à l’État qui vous a mis au monde, biberonné, éduqué, logé et employé que vous le devez ? Qui êtes-vous sans le monde social dans lequel vous baignez depuis votre naissance ? Le simple fait de se poser la question à quelque chose de vertigineux, mais d’humiliant, surtout : c’est vrai, après tout, qui suis-je ? Qu’est-ce que cet amas de tissus, de graisse, de cellules et de cheveux, qui prétend avoir des idées bien à lui, et les mettre en œuvre — au sens poétique du terme — par lui-même ? Qu’est-ce que c’est encore que cet illuminé ? Mais n’est-ce pas aussi ce que je fais de mieux, rêver ? Une telle vie n’est pas rentable, qui ne rapporte rien, elle dure un peu — un peu trop sans doute, il y a déjà trop de vieux en Europe occidentale —, et puis, c’est fini. On voudrait au moins pouvoir la vivre comme on l’entend, mais l’on n’en est même pas capable et, si on l’était, on ne saurait pas comment faire. Et nous voici alors doublement humiliés : non seulement nous ne sommes rien sans le monde social, mais il a fait de nous des bons à rien. Et il nous faut obéir ou bien périr sans gloire, sans héroïsme, sans renommée, mais piteusement allongés sur la bouche du métropolitain où nous n’en finissons plus de grelotter. Je pense aux pieds nus de cet homme, qui était allongé à même le sol, au passage piétons de la rue Médicis, non loin du Faune dansant, il tenait un pancarte dans ses mains où était écrit quelque chose que je ne suis pas parvenu à lire, mais qui lui dissimulait entièrement le visage, de l’autre côté de son corps, ses deux pieds nus semblaient trembler de froid, ou alors était-ce un mouvement automatique, symptôme de quelque forme de démence, j’aurais voulu photographier ses pieds pour ne les oublier pas, pour en conserver l’image, mais je ne l’ai pas fait, je n’ai pas osé, et pourtant, je m’en souviens parfaitement, ils sont là devant mes yeux, et leur réflexe mobile que, de toute façon, la photographie n’aurait pas su conserver, l’œil vaut bien mieux, la mémoire aussi. Je n’ai rien fait. Je me suis contenté de le regarder. Je n’ai rien pensé. Que ceci : Tiens, il n’est pas mort, ses pieds bougent encore. Il faisait froid à Paris. Mais on dit qu’il va faire encore plus froid. Est-ce tôt pour la saison ?










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