211125

J’aimerais vivre sur île déserte, perdue en pleine mer Méditerranée, là où personne ne pourrait me retrouver, mais la vérité est bien plus prosaïque que le rêve érémitique (et un peu romantique, aussi) ainsi caressé : à part écrire des phrases que presque personne ne lit, je ne sais rien faire de mes dix doigts et, livré à moi-même dans un environnement où je devrais subvenir tout seul à mes besoins, je ne tiendrais probablement pas plus de quelques jours avant de décéder d’une mort plus ou moins atroce. C’est peut-être le reproche le plus fondamental que l’on peut faire au progrès : le progrès ne nous a pas rendus plus autonomes, nous sommes incapables de survivre par nos propres moyens, et notre existence se trouve dans la dépendance absolue du monde social. On en attend toujours plus d’une Providence qui, malgré des apparences généreuses, n’a rien de providentielle, mais beaucoup d’une malédiction qui nous maintient sous la coupe, pour ne pas dire le joug, des autres. Et qui, malgré l’évidente nécessité du contraire, entreprend d’aller vivre seul dans la forêt risque moins de faire penser à Henry David Thoreau qu’à un survivaliste un peu demeuré. Qu’il serait bon, pourtant, de ne plus voir ni entendre ses semblables, pendant quelque temps, au moins, le temps de faire le vide dans l’esprit, et d’oublier le monde dans lequel on vit, d’oublier le progrès et les encyclopédies sans auteur que l’avenir nous prédit. Au monde sans auteur que le progrès nous promet, qu’opposer en effet sinon l’escapade ? Mais même la fuite se doit envisager sans illusion, car partout où vous êtes, l’administration fiscale saura vous retrouver et réclamer l’écot de votre grasse subsistance : ce que vous êtes, n’est-ce pas avant tout à l’État qui vous a mis au monde, biberonné, éduqué, logé et employé que vous le devez ? Qui êtes-vous sans le monde social dans lequel vous baignez depuis votre naissance ? Le simple fait de se poser la question à quelque chose de vertigineux, mais d’humiliant, surtout : c’est vrai, après tout, qui suis-je ? Qu’est-ce que cet amas de tissus, de graisse, de cellules et de cheveux, qui prétend avoir des idées bien à lui, et les mettre en œuvre — au sens poétique du terme — par lui-même ? Qu’est-ce que c’est encore que cet illuminé ? Mais n’est-ce pas aussi ce que je fais de mieux, rêver ? Une telle vie n’est pas rentable, qui ne rapporte rien, elle dure un peu — un peu trop sans doute, il y a déjà trop de vieux en Europe occidentale —, et puis, c’est fini. On voudrait au moins pouvoir la vivre comme on l’entend, mais l’on n’en est même pas capable et, si on l’était, on ne saurait pas comment faire. Et nous voici alors doublement humiliés : non seulement nous ne sommes rien sans le monde social, mais il a fait de nous des bons à rien. Et il nous faut obéir ou bien périr sans gloire, sans héroïsme, sans renommée, mais piteusement allongés sur la bouche du métropolitain où nous n’en finissons plus de grelotter. Je pense aux pieds nus de cet homme, qui était allongé à même le sol, au passage piétons de la rue Médicis, non loin du Faune dansant, il tenait un pancarte dans ses mains où était écrit quelque chose que je ne suis pas parvenu à lire, mais qui lui dissimulait entièrement le visage, de l’autre côté de son corps, ses deux pieds nus semblaient trembler de froid, ou alors était-ce un mouvement automatique, symptôme de quelque forme de démence, j’aurais voulu photographier ses pieds pour ne les oublier pas, pour en conserver l’image, mais je ne l’ai pas fait, je n’ai pas osé, et pourtant, je m’en souviens parfaitement, ils sont là devant mes yeux, et leur réflexe mobile que, de toute façon, la photographie n’aurait pas su conserver, l’œil vaut bien mieux, la mémoire aussi. Je n’ai rien fait. Je me suis contenté de le regarder. Je n’ai rien pensé. Que ceci : Tiens, il n’est pas mort, ses pieds bougent encore. Il faisait froid à Paris. Mais on dit qu’il va faire encore plus froid. Est-ce tôt pour la saison ?

201125

Je ne suis pas certain que le chapitre que j’ai écrit ce matin au réveil ressemblait à s’y méprendre à l’idée que j’en avais eue, hier au soir, avant de m’endormir. Mais je ne suis pas certain non plus que la vie de Jan Potocki, au moment de se suicider d’une balle dans la tête que, selon la légende, il avait pris le soin de limer lui-même à partir du couvercle d’une sucrière en argent et de faire bénir au préalable, on n’est jamais trop prudent, ressemblait à s’y méprendre à l’idée qu’il en avait eue avant d’envisager de passer à l’acte. Tout aussi peu suis-je certain, à dire vrai, que la maigre relation qui unit ces deux propositions soit bien solide. Simplement, peut-être, tient-elle à ce que je suis en train de lire le Manuscrit trouvé à Saragosse et que, à ce sujet non plus, je ne sais que penser. N’est-ce pas le problème avec tous les livres à aura (« le livre préféré de Salman Rushdie ») ? Quelque chose les précède qui ne peut susciter qu’adhésion aveugle ou déception à la hauteur des attentes suscitées par ladite aura : un livre qui n’existe pas, tout d’abord édité par un ponte de la littérature fantastique, puis traduit de la traduction  en polonais d’un texte fabriqué par son traducteur pour les besoins de sa cause, et enfin un manuscrit redécouvert quasi deux siècles après qu’il a été écrit en deux versions différentes dont aucune n’est la version définitive d’un roman qui n’existerait donc pas. D’où la question que je ne cesse de me poser depuis que j’ai repris ma lecture : s’il n’y avait pas tout cela qui précédait le texte, accorderait-on une telle importance à ce dernier, ne le traiterait-on pas de la même façon que l’on traite les millions d’autres livres que nous laissons pourrir dans les poussières de l’oubli ? Et, plus largement, la culture ne se réduit-elle pas ainsi de plus en plus à la bonne histoire grâce à laquelle on va pouvoir vendre son produit, laquelle devient plus importante que le produit lui-même, de toute façon, les produits se ressemblent tous et non seulement en l’espèce, n’est-ce pas ? Un livre, il faut que ce soit vendeur et, même en l’étant, il n’est pas sûr qu’il se vende, mais sans, c’est quasi impossible, on n’y arrivera pas. Car, la culture est ennuyeuse. Lire, c’est long, cela demande un effort de concentration, un exercice du jugement, une remise en question de ce jugement et des principes qui nous conduisent à formuler tel ou tel jugement, rien n’est garanti et, en plus, on peut toujours changer d’avis. Tout cela demande beaucoup trop d’énergie, beaucoup trop d’investissement, il n’y a aucune chance que ce soit jamais rentable. Les spécialistes de la littérature eux-mêmes, d’ailleurs, malgré leur enthousiasme débordant, ne se voilent pas la face : « Peu de lecteurs ayant le temps ou l’envie de lire deux versions d’un même roman pour en comparer stéréophoniquement les mérites respectifs, les entend-on dire, il faudra bien choisir de conseiller à nos amis, à nos étudiants, à nos lecteurs d’acheter tel ou tel volume. » La littérature ? Ah, mais il n’y a plus personne à cette adresse, mon bon ami, rien que quelques spécialistes bavards, qui jubilent certes à l’idée d’avoir trouvé matière à stimuler leur imagination critique, mais ne s’en égosillent pas moins tout seuls dans leur coin. Il faut bien l’admettre : la culture est un truc à vendre comme les autres. Et la littérature n’en est pas la mère, mais le parent pauvre, misérable. Au regard de tous ces enjeux, le chapitre que j’ai écrit ce matin, que pèse-t-il en effet ? Guère plus, j’imagine, que le projectile d’argent que Jan Potocki se logea dans la tête à l’avant-veille de Noël 1815. Une sorte d’anniversaire approche, tiens, c’est vrai. Et l’on pourrait fonder une manière de société secrète, ou un club d’admirateurs de notre auteur, qui porterait le doux nom de la Sucrière. Serait-ce bien sérieux ? Qu’est-ce qui est sérieux ? La littérature ? Allons, mon bon ami, trêve de plaisanterie. Mais ce n’est pas à cela que je pensais. Plutôt à l’écart entre l’idée de la chose et la chose même — le chapitre, donc —, laquelle n’est pas achevée et ne m’a pas semblé couler de la source de la veille — j’avais du mal à retrouver les mots, devant moi, il n’y avait qu’une sorte de brume où il me fallait frayer un chemin —, mais plutôt du travail nocturne, je ne dirai pas du rêve : je ne me souviens pas des rêves que j’ai faits cette nuit, ni si seulement j’en ai fait, non, du travail de la nuit, belle, profonde, envoûtante, et d’où, au réveil, je n’avais pas envie d’émerger, et dont je ne suis sorti, ce me semble à présent, que pour écrire. À présent, aussi, ai-je envie de retourner lire le Manuscrit de Potocki.

191125

Tout point de vue comporte une part d’ethnocentrisme. Les critiques plus ou moins radicales de l’ethnocentrisme peuvent généralement se résumer à ceci : Mais pourquoi ne suis-je, moi, pas inclus dans ton ethnocentrisme ? Ce qui revient à affirmer son propre ethnocentrisme. Ethnocentrisme contre ethnocentrisme : la critique de l’ethnocentrisme est elle-même ethnocentriste (— ethnocentrique ?). Il n’y a pas de moyen satisfaisant d’en finir avec l’ethnocentrisme. On ne peut pas s’extirper complètement de soi-même en prétendant que les coutumes, les traditions, les histoires avec lesquelles nous avons été élevés n’ont aucune importance. Et puis, est-ce souhaitable ? Comme Steve Reich l’écrivait dans « Music as a Gradual Process » : « All music turns out to be ethnic music. » Tout ce que nous faisons peut s’apparenter à un genre de pratique ethnique. Et ce n’est pas forcément un mal. Nous avons fini par regarder l’ethnocentrisme de travers pour la raison que voici : l’universalisme est conçu comme la norme (l’égalitarisme des droits semble l’impliquer : tout le monde doit participer de la même norme), mais il semble n’être qu’un ethnocentrisme déguisé, par suite l’universalisme se trouve réduit à l’ethnocentrisme compris comme universalisation d’un point de vue local réputé supérieur par les êtres humains qui le partagent (qui habitent ce local-là). C’est la rencontre — le choc, pourrait-on dire, pour dramatiser un peu — entre le besoin d’une norme universelle et l’impossible universalité de la norme (il y a toujours des conditions particulières à la conception, à l’application et à l’acceptation de la norme) qui discrédite à la fois l’universalisme et l’ethnocentrisme : l’universalisme parce qu’il est en réalité une forme exacerbé d’ethnocentrisme et l’ethnocentrisme parce qu’il ne répond pas à l’exigence d’universalité. On se retrouve avec une sorte de paradoxe qui n’est pas sans évoquer le jugement de goût chez Kant : le jugement de goût a une prétention à l’universel bien qu’il soit subjectif. De même que tout point de vue comporte une part d’ethnocentrisme, tout point de vue comporte une part d’universalisme. L’idée peut être exprimée ainsi : Si je dis « Ceci est beau » tout en prétendant que ce jugement ne vaut que pour moi et moi seul, le jugement même perd tout sens. Peut-être y a-t-il quelque chose de naïf dans cette conception : en effet, ne présuppose-t-elle pas un accord qu’il s’agirait justement d’élaborer ? La prétention à l’universel ne repose-t-elle pas sur un accord préexistant : il faut que les êtres humains qui se parlent se comprennent déjà, c’est-à-dire qu’ils aient déjà accepté de se parler et partagent de ce fait un ensemble conséquent de significations communes (l’ensemble qu’ils élaborent en parlant et qui leur permet de continuer à se parler). Sans cet accord minimal, la prétention à l’universel n’a aucun sens. Et ainsi, elle n’est qu’une pétition de principe : il y a une prétention à l’universel parce que, fondamentalement, tout le monde est d’accord. Le désaccord porte sur des détails. N’est-ce pas seulement sur le fond de l’universalisme que l’ethnocentrisme paraît méprisable, sur la présupposition que, fondamentalement, tout le monde est d’accord, pense la même chose parce que les significations sont partagées par tout le monde ? « It is quite natural to think about musical processes if one is frequently working with electro-mechanical sound equipment, écrivait Steve Reich. All music turns out to be ethnic music. » Nous faisons les expériences que nous faisons avec les moyens du bord : nous jouons, nous parlons, nous inventons, nous pensons, nous aimons avec les instruments que nous avons à notre disposition. L’ethnicité n’est pas une nécessité en soi — elle ne s’impose pas a priori —, elle découle de ce que nous avons entre les mains. Et, c’est notamment les cas avec la musique graduelle de Steve Reich, la musique des débuts (le texte date de 1968), ce peut être très beau. Que puis-je faire avec les instruments et le vocabulaire dont je dispose ? Voilà la question que nous devrions commencer par nous poser (que nous la formulions explicitement ou non, cela importe peu). Elle ne nous enfermera pas forcément dans le répertoire ou la bibliothèque que nous avons à notre disposition, mais elle nous permettra de savoir où nous en sommes. Nous n’avons pas à redouter notre ethnicité (laquelle n’a pas grand-chose à voir avec nos origines ethniques), elle signifie simplement : Voilà où nous en sommes. Et ajoute : Où irons-nous désormais ? En vérité, nous l’avons vu, la prétention à l’universel n’est qu’une présupposition de l’universel. On se l’imagine donné. Il ne l’est pas. Existe-t-il, n’existe-t-il pas ? Il n’est pas certain que la question soit très intéressante. Il vaut mieux essayer de faire avec les moyens du bord, on risque tant de chavirer.

181125

Temps froid et sec. Un degré sur l’échelle de Celsius quand je vais courir. Il est neuf heures du matin. Il n’y a presque personne dans le jardin. Le ciel est de pur azur. Je me sens léger. Je me sens bien. C’est peut-être le temps que je préfère. Un peu plus tard le bleu se couvre de nuages gris, mais tant pis, la lecture du journal de Guillaume Vissac me met en joie (bien que, l’autre jour, j’aie supprimé l’un de mes comptes sur les réseaux sociaux à cause d’un gros lourdaud qui, chaque fois ou presque que je donnais un extrait du journal de Guillaume, venait faire la même remarque désobligeante, grossière, j’ai fait une estimation rapide et il m’a semblé qu’il valait mieux quitter ces lieux de perdition). Même si ce qu’il évoque n’est pas joyeux, tant s’en faut. Le nom qu’il cite aujourd’hui est l’un des derniers que j’ai entendus, je crois, avant de quitter G., il y a un peu plus de dix ans de cela. Qui m’évoque une élite de place — on appartient à l’élite parce qu’on a un nom et qu’on passe par un certain nombre d’établissements labellisés, mais non parce que l’on accomplit quelque chose qui distingue, c’est même tout le contraire, on se maintient malgré l’évidence du ratage complet dont on est responsable, il n’y a qu’à observer l’état de délabrement de la classe dirigeante française, laquelle se singularise par un maître mot : l’échec, pour s’en convaincre —, sans réalité autre que la position qu’on occupe dans une certaine hiérarchie sociale. Et le monde social en vient à englober toute la réalité, comme si plus rien ne lui était extérieur, comme s’il n’était plus possible de sortir de la sphère limitée qu’il circonscrit, comme si nous étions obligés — et par là, j’entends : en pour tout comme en contre, que nous soyons nantis ou bien révolutionnaires, pour ainsi dire — de souscrire à son illusion, d’y croire. Et ce n’est pas une question de mérite, non plus. Je ne crois pas au mérite. Je crois, par exemple, que Proust, fils chéri de la grande bourgeoisie française, héritier de la fortune familiale, n’a eu aucun mérite, ce qui n’enlève rien à son génie. Et même, ai-je envie de dire, heureusement qu’il a vécu cette existence privilégiée, sinon il n’aurait jamais fréquenté la haute société parisienne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, et n’aurait tout simplement pas pu écrire le livre qu’il a écrit (il ne fait guère de doute, en effet, que l’un des sujets du livre — la fréquentation de la haute société parisienne — compte pour beaucoup dans le succès de l’ouvrage et que le lecteur qui prétendrait ne le lire que pour la critique du snobisme serait un affreux hypocrite), sinon, il n’aurait pas pu se consacrer totalement à l’écriture. Je ne crois pas au mérite, dis-je, je crois aux œuvres. C’est un peu chrétien, non ? Peut-être, oui, et alors ? Tout n’est-il pas de sable devenu ? Et ta bêche ne se recourbe pas contre le roc dur, elle s’enfonce là-dedans. Elle t’échappe des mains. Et tu l’y perds. Il te faut de nouveaux critères. Il te faut de nouvelles idées. Je te les offre. Prends-les. Sers-t’en. Ou oublie-les. Oublie-moi. Oublie tout et continue de faire n’importe quoi.

171125

Ramasser le linge que Daphné a laissé traîner par terre et le mettre à la machine à laver ; voilà toute l’ambition de mon épopée. Et je le dis sans nulle ironie : cela donne un sens à ma vie. Je pourrais prétendre vouloir sauver le monde, mais la vérité est que je sais déjà comment sauver le monde, et que l’exposé de ce salut, qui désire avec l’ardeur du héros sauver le monde — ou se met dans la peau du personnage qui, plutôt — le trouverait passablement décevant. C’est que l’épopée ne doit pas s’écrire à la première personne, et qu’elle a le regard résolument tourné vers le passé. Sauver le monde, en vérité, donc, c’est assez simple et banal, raison pour laquelle, sans doute, on préfèrera entreprendre de le saccager, voire de le détruire, avant de se mettre en quête d’une ultime rédemption. Il suffit de faire des enfants et de prendre soin d’eux ; — voilà tout le salut dont le monde a besoin. Et qui trouve ce sens décevant répond à la question : Pourquoi est-ce que tout semble toujours aller si mal ? C’est que nous désirons aller mal, nous désirons l’imminence de la destruction, vendre des armes et vaincre le diable, et les assauts, les défilés, les processions, les poignées de main face caméra, les sourires putassiers, les luttes finales, et les inventions géniales, lesquelles, comble du progrès, se trouvent deux fois l’année, une à chaque rentrée. Pas plus que la paix, nous n’aimons pas aimer. Et le monde social nous connaît bien, qui par tous les moyens nous excite. Dans le métro, l’autre soir (nous allions à l’opéra), il y avait un homme qui passa tout son trajet les yeux rivés sur son l’écran de son téléphone où défilaient, semble-t-il à l’infini, des images d’hommes extrêmement musclés en train de montrer comment — toi aussi ! — devenir extrêmement musclés. Lui, le toi aussi ! de la phrase précédente, mais ce peut être n’importe qui et pour n’importe quoi, l’homme, disais-je, qui regardait les hommes musclés n’avait pas l’air aussi musclé que les hommes qu’ils regardaient, sinon je suppose qu’il n’aurait pas perdu son temps à les regarder, mais il ne fallait être pas être un grand génie pour voir dans son regard qu’il désirait ardemment devenir aussi musclé que les hommes extrêmement musclés qu’il regardait sur l’écran de son téléphone et que, cependant, il n’y parviendrait jamais. Il se tenait à main gauche. À main droite, une femme assise à côté de sa fille ne l’écoutait pas lui parler, mais regardait elle aussi l’écran de son téléphone où il n’y avait pas de vidéos d’hommes extrêmement musclés qui défilaient, non, mais des images de chaussures à acheter, et puis des jeux vidéos avec des briques de diverses formes qu’il faut intégrer dans les trous de lignes à reconstituer pour gagner des points, et puis des vidéos de femmes en train de parler de je ne sais pas quoi, la fille aurait eu plus de chances d’être écoutée de sa mère si elle s’était présentée sous la forme d’une vidéo sur l’écran de son téléphone, ce qui sera peut-être la prochaine évolution de l’humanité, qui à la grâce d’un énième développement stupéfiant de l’IA nous permettra de télécharger nos consciences hypertrophiées dans des vidéos qui défileront sur l’écran du grand téléphone mondial qu’il n’y aura plus personne pour regarder, il aura fière allure alors le progrès transhumaniste, et puis je ne sais pas trop quoi encore, je n’ai pas passé mon temps à m’occuper des autres passagers dans le métro,  non plus, même si j’aime à regarder, il est vrai, les gens dans le métro, c’est passionnant, mais je ne le prends pas souvent, si je le prenais plus souvent, comme cela m’est déjà arrivé par le passé, je ne les regarderais plus, les gens, et la fille de la dame assise à main droite a regardé la longue tresse de Daphné avec une certaine envie, m’a-t-il semblé, et elle a parlé de la coiffure qu’elle voudrait avoir à sa mère, qui lui a répondu hmm hmm, il faut dire qu’elle était occupée par l’écran de son téléphone, sa mère, elle ne peut pas tout faire. Le monde social te connaît, tu sais, qui te flatte et t’exploite. L’épopée du futur sera régressive, regarde-la, elle est déjà en train d’arriver.

161125

Il ne faut pas que je me bute. J’entends : la vie sociale est invivable, c’est un fait — qui, sinon quelque traître, pourrait bien le nier ? —, mais ce n’est pas une raison pour me replier sur moi-même ou haïr l’univers ou concevoir quelque plan maléfique en vue de le détruire, non. Et pourtant, c’est ma tendance, c’est-à-dire : c’est forcément ce qui me vient à l’esprit, oui, comme dans une sorte de délirant et absolutiste but de remettre enfin la totalité à zéro. Tout égale rien. ∀ = ∅. Ou, comme Guillaume d’Aquitaine le disait déjà en son temps, en termes peut-être plus élégants que les miens (ce qui n’est pas négligeable, tant s’en faut) : « Tot es niens. » C’était il y a un peu moins de mille ans et, en effet, il y a peu de chances que le sens que le grand seigneur attachait à ce vers et celui que je voudrais y attacher moi, lequel inclut son premier auteur et voudrait en faire quelque chose de plus qu’un simple vers, peut-être pas un principe, mais tu vois l’idée, il y a peu de chances que ceci et cela soient tout à fait comparables. Mais c’est ainsi que va le sens, non ? On trahit. On avance aussi. Je n’en ai pas toujours envie. Parfois, au contraire, je voudrais que le temps s’éternise, ou plutôt que l’instant s’infinise, sans plus ni passé ni présent ni avenir, sans plus rien qu’un moment, comme cela, oui, isolé, qui ne tarde ni ne s’attarde, mais ne finisse pas, mais sans durée pourtant, comme s’il pouvait devenir toute la réalité, comme si — alors traduit à rebours dans l’idiome provençal de Guilhem — il m’était possible de dire, sans craindre de se tromper : « Niens es tot. » ∅ = ∀. Ce moment ne va pas durer, non, c’est vrai, je ne suis pas fou, je le sais, il ne va pas s’étendre, s’étirer, mais si seulement il pouvait demeurer ainsi, tel qu’il est, sans changer, constamment maintenu dans son événement, à l’infini. Or, le fait que cela ne soit pas possible — ni pour nous ni pour rien de ce qui est jamais venu à la vie dans l’ensemble de l’univers —, ce fait change-t-il quelque chose à la nécessité de notre désir ? Je voudrais tant que tu restes là, près de moi. Pourquoi cet instant devrait-il finir ? Et tant pis si, de plus en plus, mes cheveux blanchissent. Parfois, à l’encontre, je me trouve trop accommodant : qu’ont-ils de plus que moi, ces gens-là ? C’est vrai, mais ce n’est sans doute pas la bonne question, qui me renvoie encore vers le même ressentiment. Il faut laisser. Il faut les êtres à eux-mêmes et la réalité. Et tout. Ne pas abandonner. Ne pas se défaire. Mais faire autre chose. Il faut changer de sujet. Il n’y a qu’ainsi qu’on peut approcher de l’hypothèse d’une vérité. Autrement, on fait comme tout le monde. Et le monde est terne. Et invivable, la vie sociale.

151125

Les panneaux publicitaires affichent les images d’une ville qui n’existe pas. Ils disent que ceci est notre ville, et qu’elle est belle, notre ville, regardez comme elle est belle, notre belle. Or, si elle l’était, à quoi bon la montrer dans les rues de la ville même ? Ne suffirait-il pas de la regarder ? Ne suffirait-il pas de regarder ? Voilà qui est absurde. Mais n’est-ce pas devenu le régime même de notre existence ? Il suffit de regarder, en effet : la vérité est stupide, et les clichés lisses et léchés — deux amoureux s’embrassent sur les berges de la Seine, un arc-en-ciel couronne la tour Eiffel, une famille se promène dans la forêt urbaine — déguisent mal les poubelles qui débordent d’ordures, les hommes noirs qui patientent dans la rue en attendant la reprise des livraisons à vélo (toujours les pauvres nourrissent les riches, c’est une loi de la nature), tous ces hommes multicolores qui dorment à même le trottoir, et l’interminable théorie des réalités qu’on voit mais qu’il ne faut pas montrer. L’autre jour, dans un journal publié à Paris, une journaliste vivant à Paris se félicitait du fait que Paris était redevenu le centre du monde. Et l’on aurait perdu son temps, je crois, à tâcher de lui expliquer l’énormité de la proposition tant est immense l’aveuglement qui se trouve à son principe. L’ethnocentrisme ne consiste pas seulement à ériger sa culture singulière en mètre-étalon universel, il procède du fait que l’on ne voit plus les réalités que l’on voit, mais les idées que l’on a des réalités que l’on croit voir mais ne voit pas, ne peut pas voir parce que l’on s’interdit de les voir : à tout prix, il faut que la réalité obéisse à l’idée que l’on s’en fait. L’éditeur ne m’avait pas dit autre chose quand il s’était étonné que je veuille partir : Mais tu es au centre du monde, ici, m’avait-il. Où se trouvaient confondues l’idée que l’on se fait de soi-même — flatteuse, sinon quelque chose ne va pas — avec l’en soi de la chose. Comment s’étonner, ensuite, que l’on ne comprenne pas le monde — pas plus aujourd’hui qu’hier, quand nos puissances militaires colonisaient la terre —, que l’on ouvre des yeux bovins — les yeux comme ceux du bœuf de Wittgenstein devant la porte fraîchement repeinte de son étable — en découvrant que tout le monde ne veut pas nous ressembler et que d’aucuns, même, nous haïssent en raison même de notre ethnocentrisme nombriliste ? Quand on gratte un peu le vernis qui encroûte la surface des choses, on voit bien qu’elle est fine, la couche qui distingue le progressisme de la réaction la plus crasse. Heureusement, la réalité est tout autre. Elle est le tout autre. Et la réalité est récalcitrante, la réalité est désobéissante, la réalité est résistante. Il faut aimer la réalité. Il faut dire la vérité. Elle seule est salvatrice. Depuis, la pluie s’est mise à tomber sur Paris. À l’autre bout de la France, mon père somnole dans sa chambre à l’EHPAD. À supposer qu’il y ait un sens à tout cela, quelle garantie avons-nous qu’il ne nous demeurera pas à jamais caché ? 

141115

Le possible n’est pas à l’image d’un rayon de supermarché, même chic, comme l’épicerie du Bon Marché. Ce n’est pas l’abondance de biens identiques, ou peu ou prou, standardisés. Le possible, la meilleure façon de se le représenter, c’est de ne pas ; la vérité du possible est là, — il n’existe pas. L’absence d’idées, ainsi, est ce qui se rapproche le plus possible du possible. Et, quand elle ne vient pas de manière spontanée, il faut savoir la provoquer, et tout effacer. Je veux dire, on sait très bien où le développement de l’intelligence artificielle va nous conduire : à produire à l’échelle industrielle des ersatz de produits qui manquaient déjà d’originalité, il y a donc peu de doute quant à l’avenir du possible, ce qu’il nécessite excédant les capacités de notre époque, laquelle pourrait être si riche, pourtant, et n’est qu’une grande et lancinante pauvreté, qu’on a l’impression de s’égosiller à penser. Nous sommes de ridicules coqs fatigués qui fanfaronnons les deux pieds tanqués dans la merde. Le progrès est l’écho lointain de l’utopie du progrès : les seuils sont sans cesse rehaussés, et la réalité s’éloigne proportionnellement. Comme les poètes le chantaient déjà au siècle dernier : « Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, et jamais rien n’a changé, dégoûté. Les riches sont de plus en riches, les pauvres de plus en plus pauvres, et jamais rien ne changera, écoute ça ! » Nos utopies sont ainsi, qui portent la marque a priori de la défaite. Par anticipation. L’enchantement du futur ne nous paraît rien qu’une redite tragicomique du passé. Nous sommes sans doute trop vieux, trop riches, trop las, trop gras, trop intelligents pour concevoir quelque désir. Et le désir de concevoir n’est pas encore la conception elle-même. Nous nous égarons dans cet écart, dans cette différence, cette marge où l’on voudrait tant que quelque chose s’écrive, mais ces notes à usage privée sont illisibles, il n’y a que l’auteur qui puisse en tirer quelque sens, et il est mort, depuis longtemps. C’est la malédiction où s’est engouffrée notre temps : la série. L’invention de Cézanne est devenue surproduction, et nous ne savons plus comment écouler notre mauvaise monnaie. Elle a inondé le monde. C’est la sécheresse, mais c’est le déluge. Combien de siècles faudra-t-il pour que la tendance s’inverse ? Et même, au terme de ce quantum de durée, que sera-t-il assuré ? 

131125

Dehors, Iroise parallèle, on entend les mouettes crier. On a beau dire qu’il fait chaud pour la saison, moi, j’ai froid. Qu’y puis-je ? Et, lis-je par ailleurs, la température va encore chuter de dix degrés, la semaine prochaine. Je me suis absenté quelques instants. J’étais réellement ailleurs. Peut-être, Iroise parallèle, n’ai-je entendu les mouettes crier qu’en esprit, peut-être, les ai-je inventées, mais les mains froides, et la tête que je rentre dans les épaules, et le besoin de ramener le vêtement sur mon cou pour le réchauffer, les ai-je inventés, eux aussi ? Pourtant, même moi, je le sens, qu’il ne fait pas si froid que cela. Ce matin, je suis sorti courir en tshirt, et je n’ai pas eu à me plaindre. Il faut dire que, à mon humble mesure, j’ai couru vite. La cause ? L’inversion de la routine, probablement : au lieu de faire mes exercices de gainage après être allé courir, j’ai fait deux fois vingt pompes, des étirements et autres mouvements répétitifs à intensité modérée, avant d’aller courir. D’où, l’impression de chaleur, j’imagine. Comme j’imagine les cris des mouettes que j’ai cru entendre. Mais le bruit des réacteurs des avions dans le ciel, est-ce que je les imagine, eux aussi ? Et toutes ces urgences sur la terre, est-ce que je les imagine, elles aussi ? Je frotte une main contre l’autre, et puis la main droite contre le bras gauche et la main gauche contre le bras droit, mais je ne me sens pas réchauffé pour autant, non. Est-il intérieur, alors ? Mais quoi ? Eh bien, froid. Je ne crois pas. Ce matin, dans la pénombre à demi, j’ai commencé un nouveau chapitre de mon catalogue des profondeurs. Il y a longtemps que j’y songeais — j’avais même imprimé les pages d’un texte dont je voulais m’inspirer pour l’écrire, il y a des mois de cela, déjà — sans trouver comment l’accrocher au reste. Il est possible, d’une certaine façon, qu’il n’ait jamais été nécessaire d’accrocher ce début de chapitre au reste, que tout tienne debout, ensemble, tout seul, mais je ne le crois pas, en tout cas, je ressentais le besoin d’une articulation qui ne soit pas une cheville, grossière, ou artificielle, du moins, mais naturelle, comme un ligament, au risque de rompre, justement, c’est ce qui est intéressant, si l’articulation est artificielle, elle tiendra quoi qu’il arrive, c’est pour cela qu’elle aura été installée ici,  précisément, tandis que, si elle est naturelle, il est possible qu’elle casse, oui, mais sa rupture signifiera quelque chose. Enfin, je crois. Il y a deux semaines que j’ai trouvé comment commencer ce chapitre et, si je ne l’ai écrit qu’aujourd’hui, c’est parce que j’avais d’autres idées en cours (pour loin de Thèbes) et aussi que je voulais une certaine maturation pour parvenir au naturel dont je viens de parler, si j’avais commencé d’écrire le chapitre au moment où j’en ai eu l’idée, je crois que l’écriture eût semblé trop forcée. Ainsi, parfois, si l’on m’observait, on pourrait avoir l’impression que je ne fais rien, mais ce n’est pas vrai, il y a toujours quelque chose qui a lieu, mais il se peut que cela soit souterrain, moi-même, il m’arrive de l’oublier, d’oublier que je pense, d’oublier que quelque chose mature, d’oublier même ce que je pense, de ne plus rien savoir du tout, et puis, cela s’impose, impérieusement, alors je m’installe à ma table d’écriture, même s’il ne fait pas tout à fait jour encore, et j’écris. Il paraît qu’il va pleuvoir à Daoulas.

121125

J’ai fait un rêve des plus déconcertants, la nuit dernière. Pour un motif qui m’échappe à présent (des insultes prononcées ou quelque chose de ce genre, c’est assez vague), je devais aller présenter des excuses à une dame qui représentait une certaine autorité, mais laquelle exactement ? cela reste flou. Si c’était bien moi qui devais présenter ces excuses dans le rêve, ce n’était pas le moi que je suis aujourd’hui, mais un moi plus jeune, un moi adolescent, lequel, pourtant, j’en avais conscience tout en rêvant, n’était pas tout à fait moi, parce que je n’avais jamais été cet adolescent-là et que le rêve ne portait sur aucun événement vécu par moi ni ne comportait aucun personnage que j’ai pu connaître dans ma vie. À présent que ce rêve est passé, je dirais que le moi du rêve se confondait presque avec Daphné, comme si je vivais sa vie dans mon rêve tout en étant moi-même (d’où le caractère déconcertant du rêve). Je passais un certain temps à préparer mes excuses, répétant les phrases qu’il faudrait que je prononce (« Chère Madame, je vous présente mes excuses. Mes paroles ont dépassé ma pensée. Et il n’était aucunement dans mon intention de vous heurter, etc. ») mais, au moment de les prononcer devant la personne concernée, je me mettais à bafouiller et ne parvenais pas à aller au bout de mes phrases. Pourtant, cela devait suffire puisque je m’en tirais à bon compte. Ensuite, je retrouvais des personnes qui semblaient être mes entraîneurs sportifs, lesquels me disaient qu’il allait falloir que je me remette au travail, et je ne sais plus trop quoi d’autre. Dans le rêve, à certains moments, j’avais l’impression de me moquer de moi-même : je concevais mes excuses comme un courrier adressé à la personne concernée, courrier qui se terminerait par « Cordialement », ce que je trouvais absurde, et j’en riais, me disant : « Mais on ne termine pas des excuses à l’oral par “Cordialement” ». Au réveil, me souvenant du contenu du rêve que je venais de faire, j’ai été déçu : je déplore souvent de ne pas me souvenir de mes rêves mais, me suis-je dit, si c’est pour me souvenir de rêves aussi médiocres, il vaut peut-être mieux les oublier. Mon imaginaire est-il si pauvre que cela ? Ce matin, toutefois, après que tout le monde eut quitté la maison, je me suis assis à ma table de travail et j’ai écrit un nouveau chapitre de loin de Thèbes. Mon problème, ainsi, ce n’est peut-être pas le manque d’imagination, mais quoi, alors ? Je ne sais pas ; ai-je seulement un problème ? J’eusse aimé quelque rêve plus profond, plus mystérieux, plus onirique, allais-je dire, mais l’emploi même de ce dernier adjectif prouve que tout cela est ridicule. Je voudrais des rêves qui correspondent aux histoires que j’écris, qui anticipent en quelque sorte les histoires que j’écris, pour ne pas avoir à les écrire ? Peut-être, oui. Mais qui me dit que ces histoires que j’écris, ce ne sont pas les rêves que j’oublie ?