21125

J’ai retrouvé le bruit du boulevard. Détestable. Demain, ce sera pire encore. Et qu’il va falloir que je méprise. Pour écrire. Et qu’il va donc falloir que j’écrive comme si je n’étais pas là. Ou plutôt, écrire ailleurs. Écrit-on jamais autrement ? Peut-on vraiment écrire en prise avec, comme on se plaît à le dire ? Ou alors seulement avec quelque chose lointaine ? Paradoxale prise, alors : le temps, l’espace, la mémoire, la traversée, — tout ce qui fuit, échappe, fait défaut, se perd, disparaît. Je me trouve par hasard ici. Et par ici, je n’entends pas cette ville-ci, mais cette langue-ci. J’eusse si bien pu n’être pas ici. J’eusse si bien pu ne naître pas ici. Et par ici, je n’entends pas cette ville-ci plutôt que cette ville-là, mais ce pays-ci. Où donc je ne suis né qu’au hasard des migrations de l’histoire, de part et d’autre de la Méditerranée, d’où les pauvres gens que furent mes ancêtres sont partis pour quelque chose d’autre, de meilleur ou de pire — comment savoir ? —, toujours contraints par l’histoire, avec ou sans espoir. Est-ce étonnant que je ne me sente jamais réellement bien ici, où qu’il soit, d’ailleurs, cet ici, mais toujours à la recherche d’un ailleurs ? Écrire ailleurs, ai-je dit, et quand j’y pense, ai-je jamais fait autre chose que cela ? Chercher des ailleurs où écrire. Parce que je n’ai pas de chez-moi, pas d’ici d’où je suis. Et je comprends alors ma fascination pour la mer, que j’aborde non en la voulant traverser,  en navigateur obsédé — le héros méditerranéen par excellence, soit dit en passant, ne désire pas prendre la mer, on l’y jette et elle le rejette —, mais comme un contemplatif au désert, les yeux grand ouverts, effrayé et émerveillé. D’où puis-je dire que je suis sinon de cette mer ? Seul un geste qui s’efforcerait d’être aussi vaste que son étendue marine pourrait répondre à la question : Et toi, d’où es-tu ? Pas un d’un lieu. D’une navigation, d’un passage, d’une fuite, d’une quête, d’un exil. Je revois mon père, vieux, assis sur cette chaise en face de moi, mais absent, toutefois. Je le vois et me demande : comment en suis-je arrivé là ? Les questions que je me pose, je crois qu’il ne pouvait pas y répondre : ni maintenant ni même avant. Et — mais elles sont absurdes les formules comme celles-ci : « écrire pour », il faut absolument que je trouve autre chose, il n’est pas possible de se contenter de cela, de quelque chose d’aussi formaté et pauvre que cela —, écrit-on jamais pour autre chose : des questions à qui personne n’a jamais pu répondre, des questions auxquelles il n’y a sans doute pas de réponses ?

11125

Écrit quelques vers pour le poème, ce matin, cependant que Nelly conduisait. Ou pris en note, plutôt, sur le téléphone portable, qu’il faudra que je recopie. Et puis, plus rien. Qui peut penser derrière le volant d’un tel enfer mobile ? Mais surtout, qui peut vivre ? Tout cela est impossible, en vérité. Et pourtant, des milliards de gens, semble-t-il, vivent ainsi. Ce qui accentue encore le sentiment de vanité. Est-ce si grave ? Grave ? Je ne sais pas, peut-être, ou non. Mais dépourvu de signification, oui. Tant pis pour aujourd’hui, alors ? Oui, tant pis pour les gens, et tant pis pour leur humanité.

311025

Je me suis assis sur un banc de l’église
et là j’ai laissé le temps passer
et avec lui — espérais-je — le dépit sidéral que la vie venait de m’inspirer
la vie la laideur
la déchéance la vieillesse
cette vie qui n’est déjà plus la vie mais retarde de ses blessures la mort
je n’ai rien à croire
me suis-je dit assis sur le banc de l’église
et ce n’est pas un vide rien ne me manque
non pas comme la vie vient à manquer quand elle ressemble à ce point à la mort
à des couches pour personnes âgées
Le matin, pourtant, et c’est ici la fin du poème, je m’étais baigné dans l’eau d’automne de la Méditerranée, déjà fraîche. Et j’avais ressenti une grande plénitude, comme si rien ne me séparait du κόσμος, comme si tout était parfait. Et, à ce moment-là, je sais que tout était parfait. Et, à ce moment-là, je savais que tout était parfait. C’est plus tard que tout s’est effondré et que j’ai ressenti ce noir abattement que je ressens chaque fois que je vois mon père depuis que les symptômes de sa maladie ne laissent plus aucun doute sur sa santé. À ce moment-là, dans cette chambre à cet endroit-là, tout m’a paru d’une infinie laideur. Ne fallait-il pas reconnaître, cependant, que c’était le même κόσμος que le matin ? Était-ce le même ? En avais-je perçu un aspect le matin et en percevais-je un autre à présent ? Ou bien ce que je percevais, ce que je ressentais, assis là, dépourvu de toute force, de toute vitalité, dans le fauteuil de cette chambre désespérante, était-ce le rebut du monde, le rebut du monde dont j’avais fait l’expérience plus tôt dans la journée ? À ce moment-là, je n’ai pas cherché la réponse. Ce n’est que plus tard que je l’ai cherchée, quand je me suis assis sur ce banc de l’église et que j’ai écrit les quelques vers qui forment le poème que j’ai recopié en commençant cette page de mon journal. L’ai-je trouvée ? Je ne sais pas. En vérité, on ne manque pas de sens de l’existence, il y en a même pléthore, tout le monde peut aller faire son marché et adopter celui qui lui convient. Mais comprendre quelque chose au monde dans lequel il m’est donné de vivre, cela, c’est tout à fait différent. Demain, nous quitterons Marseille, et ce qui va me manquer, ce n’est pas cette ville en tant qu’elle est la ville qu’elle est, mais la Méditerranée, la Méditerranée non en tant que concept, mais en tant qu’expérience, expérience comme je l’ai faite ce matin en plongeant, en nageant dans l’eau fraîche de l’automne méditerranéen, et c’est sans doute cela que je n’avais pas encore compris quand je suis revenu vivre à Marseille, que ce que je cherchais, ce n’était peut-être pas tant une ville, cette ville-ci ou cette ville-là, ni un concept qu’un objet devrait venir remplir de son contenu matériel en l’épousant à la perfection, mais une expérience, une expérience sensible, précise, qui est aussi l’expérience de la vie. À l’horizon — je le vois par la fenêtre quand je lève les yeux pour réfléchir à ce que j’écris —, le ciel nuageux se déchire d’oranges et de roses. Je suis le captif.

301025

Le spectacle du pays ne rachète pas le spectacle des gens. Pour qu’il le pût, que faudrait-il faire ? Je ne sais pas. Tel le pèlerin sans culte que je suis, je suis monté à la Bonne Mère cet après-midi. Côté mer, le ciel était encore bleu pur après l’orage de la nuit, mais déjà les nuages qui semblaient stagner au-dessus des montagnes du nord progressaient en direction du rivage. Je n’ai rien à dire des touristes que j’ai vus là-haut. Les ai-je vraiment vus ? Je n’en suis pas certain. Là-haut, précisément où le démontage des échafaudages laisse entrevoir les habits neuves de la sainte, j’ai pris quelques photographies instantanées de ce que je voyais depuis mon promontoire et j’ai écrit la troisième de mes Bonnes Mères. Un peu plus tôt, comme on me l’avait annoncé la veille au téléphone, j’ai reçu un courrier du CNL m’informant qu’on m’accordait la bourse que j’avais sollicitée pour écrire Loin de Thèbes. Et la joie que j’ai ressentie (que j’ai ressentie hier, pour être exact, et un peu moins aujourd’hui, l’effet étant un peu affaibli) était une joie calme (sans euphorie) mais réelle qui signifiait quelque chose comme : je suis reconnu dans mon existence. Cela peut sembler absurde, mais ne l’est pas complètement. Je crois que, entre le moment où j’ai constitué le dossier de bourse et le moment où j’ai obtenu la bourse du dossier, je me suis dit que je n’obtiendrais pas cette bourse et que, si je ne l’obtenais pas, je n’écrirais pas le livre. À présent, je ne sais pas si c’est vrai, mais je sais qu’il va falloir que j’écrive ce livre. Est-ce un échec que de passer par une sorte de tiers pour accomplir ce qu’il faut que l’on accomplisse ? Je ne sais pas. Je dis que je n’aurais pas écrit le livre si je n’avais pas obtenu la bourse, mais depuis des semaines je cherche la façon la plus juste qui soit de décrire le mouvement et la situation de ce mouvement dans l’espace qui ouvrent la deuxième partie de Loin de Thèbes. De même que, dans ma tête, j’ai déjà constitué une sorte de bibliographie pour l’écriture de la deuxième et troisième parties, parties qui existent donc d’une certaine manière, si cette manière, en tout cas, n’est pas d’être écrite, mais le concept de l’écriture est là, présent, réel pour moi. Ne reste plus dès lors qu’à mettre des signes les uns à la suite des autres pour parcourir le chemin qui me sépare de la fin du livre à écrire, chemin qui est le même que celui que doit parcourir le narrateur du livre à écrire pour parvenir à la fin de son périple. La fin du périple est la fin du livre. La fin du livre est la fin du périple. Ai-je un peu honte de le penser ? Oui, je crois. Mais quoi ? Qu’il n’est pas désagréable de pouvoir se dire, parfois, j’existe, sans effroi.

291025

Dégradés de gris. Du ciel à la mer. À mesure que passent les nuages dans le ciel et les averses qu’ils transportent. Durant le temps que dure la traversée de la baie, je suis du regard le bateau qui fait la navette entre le continent et les îles du Frioul. Peu à peu, il se perd dans la brume qui les entoure, ne laissant paraître de son souvenir que deux rubans d’écume blanche, brefs remous. Sentiment de la lenteur. Un oiseau de mer tournoie dans le ciel. Un peu en dessous, à contrejour, des silhouettes se dessinent. Dont l’une me fait penser à mon père (quelque chose du mouvement des cheveux, peut-être). J’observe. Je ne sais ce qu’elle fait — il me semble que c’est une vieille dame —, si elle prie dans quelque chapelle privée, boit une tasse d’infusion ou regarde tout bêtement la télévision. À l’étage du dessus, d’autres lumières encore, mais pas de profil qui se détache aux contours estompés, une femme avec le chignon haut perché au sommet du crâne s’affaire à des tâches incompréhensibles pour moi. Je m’en détourne. Pas de tempête en vue, mais pas de voiles blanches non plus. L’autre jour, alors que nous en parlions avec Daphné, il m’a semblé que, peut-être, dans une sorte d’anachronique acte manqué, Thésée avait pu omettre inconsciemment de hisser les voiles blanches au lieu des noires, précipitant ainsi son père dans le destin marin que l’on sait depuis, et qu’ainsi, loin d’être l’accident désespéré qu’on se l’imagine encore être, la mort d’Égée fut un assassinat maquillé en erreur grossière. Qui, en effet, pourrait bien oublier chose de si considérable importance ? (Ce qui accréditerait la thèse de l’acte manqué, la thèse de Thésée.) Et puis, Thésée n’avait-il pas déjà abandonné Ariane à Naxos ? Ce ne sont là, sans doute, que motifs psychologiques, culpabilités que je ressens, moi, à l’endroit de mon père, soit dit en passant. Ici, non plus que de blanches, nulle voile noire à l’horizon. Rien que la mer qui semble de métal liquide, sombre sombre, dure et froide, donnant dans l’illusion de sa platitude. Un appel téléphonique, vers midi, un jour en avance, m’a-t-on dit, pour m’annoncer une bonne nouvelle, enfin. Il va donc falloir que je me remette au travail.

281025

Aujourd’hui, papa est entré à l’EHPAD. Et, cependant que j’attendais assis sur un banc au soleil de la Joliette l’arrivée de l’ambulance en compagnie de mon frère, tout m’a semblé irréel : tout était parfaitement normal et absolument détraqué. J’ai pensé que cette remarque on pourrait la faire à propos de la totalité des expériences que nous faisons, ou presque, et cela a ajouté de l’irréalité à l’irréalité. C’était irréel parce que c’était réel, beaucoup trop réel et que la pensée que l’on vive sa vie (qu’on nous mette au monde, nous élève, nous éduque, nous enjoigne d’occuper un emploi, de voter, de consommer) pour en arriver là m’a paru d’une bêtise absolue, au-delà de toute possibilité d’un sens quelconque, même pas un sens satisfaisant, non, mais si loin du sens, en vérité, qu’aussi loin par là même du non-sens, dans une espèce d’état d’indétermination nulle qui est la forme que notre existence prend. « Aujourd’hui, papa est entré à l’EHPAD », à bien considérer la phrase, en outre, on ne pouvait pas ne pas y lire un surtexte (comme on parle d’un « surmoi »), un surtexte littéraire étouffant, asphyxiant, même (« Aujourd’hui, maman, etc. ») dont il pouvait être l’actualisation contemporaine, et peut-être, d’ailleurs, qu’un roman ou un autre commence déjà par ces mots, ou commencera bientôt par ces mots, si par extraordinaire ce devait ne pas encore être le cas, on ne peut tout de même pas l’exclure. Si j’avais été une autre personne, d’ailleurs, plutôt que d’écrire cette page de journal, et toutes les pages de journal que j’ai écrites; les milliers de pages de journal que j’ai écrites, j’aurais commencé un roman par ces mots, j’aurais commencé à mettre en forme les phrases banales dont on fait les romans, mais je ne suis pas une autre personne, je suis la personne que je suis, et je n’ai pas envie d’écrire des romans comme mes contemporains en écrivent. Un peu après, je me suis retrouvé dans cette chambre d’EHPAD et je me suis demandé combien de vieilles personnes étaient mortes ici, dans cette chambre qui devenait donc la chambre de mon père, et probablement donc la chambre dans laquelle mon père mourra dans une certaine durée de temps indéterminée. J’ai eu le sentiment que tout le monde savait qu’il en était ainsi, qu’il en irait ainsi, mais que personne ne le disait, que tout le monde faisait semblant que ce terme, inéluctable pourtant, n’existait pas, qu’on pouvait parler de tout, qu’il fallait parler de tout, de tout, oui, mais pas de cela. Et d’ailleurs, moi-même, je n’en ai pas parlé, je n’ai pas fait la moindre allusion à ce sujet, j’ai gardé toutes mes remarques pour moi. Mon père racontait une histoire incompréhensible de métaux qui font disparaître les billets de 200 euros, lesquels billets réapparaissent un peu plus tard, sans que l’on sache comment, et moi je regardais les trois gros lapins qui couraient comme des lapins dans l’enclos à lapins de la cour intérieure de l’EHPAD de la Joliette. Je regardais ces lapins, ces gros lapins gris, et la raison de leur existence, ou du moins de leur présence à cet endroit-là du monde — c’est mignon, un gros lapin gris, on a envie de lui faire des câlins — m’a paru ignoble. Je me suis demandé s’il était possible de vivre sans succomber au kitsch et l’idée que non, que pour vivre il fallait succomber au kitsch, m’a déprimé encore plus que je ne l’étais. Derrière les îles du Frioul où le soleil se couche, le ciel est rouge, orange, jaune, vert, bleu, gris, noir. De temps à autre, je m’interromps d’écrire, et lève les yeux pour admirer ce spectacle.

271025

Front de mer. J’ai marché tout l’après-midi sur la frontière. Et le vent soufflait si fort que, par moments, il me bousculait, me faisait perdre l’équilibre, par moments, m’arrosait de ses vagues, par moments, me recouvrait de son sable. Sur la frontière, là où la ville s’ouvre à quelque chose d’autre qu’elle-même, là où elle n’est plus elle-même, plus urbaine, mais déjà sauvage, plus civilisation, mais inculte, ἀτρύγετον, qui ne donne pas de récolte, là où la culture s’abolit. Marseille est une ville selon mon cœur parce que ce n’est pas une ville fermée, mais une ville ouverte aux quatre vents, grand ouverte sur la mer, quand Paris est une ville close, qui se sera toujours abritée derrière des murs d’enceinte, qui reculeront toujours, certes, mais seront sans cesse là, un peu plus loin, c’est tout, et aujourd’hui encore, Paris s’encercle pour s’efforcer — en vain, probablement — de demeurer elle-même, rien qu’elle-même. Je marche sur la ligne de démarcation et je pense au poème que je vais écrire, là-bas, à l’endroit où je veux aller, et j’y pense tellement que je l’écris en marchant, sans m’arrêter, pianote pour l’inscrire, télégraphiste de moi-même, avant de mettre les choses dans l’ordre, plus tard, une fois rentré à la maison. La maison, peut-être n’en ai-je pas, peut-être ne sais-je pas où c’est chez moi, c’est vrai, il m’arrive souvent de me poser la question et de ne jamais trouver la réponse, ou alors une qui semble rhétorique — ma maison, c’est l’air, le soleil, le vent qui souffle, la mer, le sable, l’écume, la distance, les éléments —, mais ne l’est pas le moins du monde. Tout en l’écrivant, je réfléchissais au poème que j’étais en train d’écrire ; mais non pas seulement ce poème-ci, qui était en train de venir, sa signification, plutôt, la signification des phrases que j’écris, l’ensemble qu’elles forment, quand j’écris comme j’écris cet après-midi. Et de tout cela, j’aurais presque pu faire une théorie, mais j’ai eu l’impression que ce serait absurde, parce que trop rigide, trop dur, trop encerclé, trop fermé, replié sur soi-même. La clôture, c’est la mort. Enfin, je crois. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? N’a-t-on pas besoin de murs, pas besoin d’abri ? Toi qui dors chaque soir à l’abri du chaud, de la pluie, du vent, du froid, comment oses-tu dire cela ? Eh bien, il faut être comme la vie : et ouvert et fermé. Mais non pas replié (et donc non pas déplié). Il faut être sans plis. Sans répit non plus. J’ai marché une vingtaine de kilomètres ainsi, secoué par les éléments, et la joie, malgré la fatigue qui finit par se ressentir, la joie était immense, la joie d’aller à la surface de la terre, de mettre un pied devant l’autre, d’avancer et d’écrire des poèmes, de me laisser aveugler par le bleu profond des nuages, l’écume jaune de la mer, l’éclat de la pierre. 

261025

Vent froid de l’automne. Bain de lumière. Plonger dans le bleu du ciel, mer haute, l’infini possible vu d’en bas. Tel est mon désir. En rentrant à la maison, j’entends un jeune homme — Autry, jeans avec revers, parka à capuche kaki, lunettes rondes — qui dit dans son téléphone (il le tient à la main, pas l’écouteur contre l’oreille, mais à plat dans la paume, parle fort, exactement comme si la personne à qui il s’adressait était là, à côté de lui, alors qu’à côté de lui il y a sa copine, elle a une baguette de pain à la main, mais il ne lui parle pas, non, il parle à Samuel, son n moins quelque chose, on ne parle pas comme il s’apprête à le faire à son n plus quelque chose non, si on parle comme il s’apprête à le faire à son n plus quelque chose, c’est qu’on s’apprête à perdre son emploi) : « Ouais, Samuel, juste un petit vocal pour te dire que tu as oublié de nous envoyer deux factures, etc. », et le « petit vocal » de s’éterniser, évidemment. Il est 17h47, ce dimanche soir. Et gâcher le silence pour étaler à la surface de la terre sa laideur, sa bêtise, sa soif médiocre de pouvoir est une balafre invisible. Je le ressens très profondément. Raison pour laquelle cette scène somme toute banale dans la vie des gens normaux, moi qui n’en suis pas un, me choque autant. Les vrais fascistes ne sont pas d’extrême-droite : ce sont des mecs bien. Regarde, ils sont partout autour de toi. Mais tu ne les vois pas. Tu regardes des images sur ton écran où l’on te dit qui haïr et qui aimer, et tu ne comprends rien. La preuve : tu envoies des vocals aux gens. Comment comprendrais-tu quelque chose ? Nous avons déjeuné chez mon frère. Daphné était si heureuse de revoir son oncle que, chaque fois qu’il parlait, elle s’esclaffait d’admiration. D’où un certain nombre de taches sur sa jupe et son pull. Quant à moi, je me suis senti soulagé, comme si l’on m’avait ôté un poids de dessus les épaules, de dedans le ventre, oui, comme si j’étais plus léger, tout à fait, oui, à cause de quoi ? à cause de l’abandon de la colère, et de la rancœur, et de la haine. Rien ne va bien, non, mais rien ne fait non plus que les choses vont plus mal qu’elles ne le devraient, plus mal qu’elles ne vont déjà. Nous ne rajoutons pas du malheur au malheur du monde. Ça va. Et oui, pendant quelques heures, ça va. Tout va toujours aussi mal, c’est vrai, je ne dis pas le contraire — comment le pourrais-je, sinon en me mentant à moi-même ? —, mais rien ne va plus mal. C’est une sorte de miracle minuscule. En tout cas, c’est ainsi que je le perçois. Et, sans que je m’en rende compte vraiment, cela me fait un bien incroyable, de ne pas avoir mal en plus, de ne pas accumuler de malheur, de ne pas accumuler de noirceur. Le vent est froid. Je lève la tête, les cloches de la Major sonnent. Non sans un certain mal, je mets en marche mon appareil et prends ce que je vois en photographie : les deux clochers couchés par le vent, qui se détachent sur le fond d’un bleu uniforme, le bleu de l’univers. Un peu plus tard, les feuilles de sauge du jardin du poète infuseront. Je sens encore leur parfum, — c’est pour cela que je le dis : pour sentir encore leur parfum. Oui.

251025

Dans l’antichambre de la mort, je me suis fait cette réflexion : À présent que j’ai vu la réalité en face, ne pourrais-je pas revenir à une époque antérieure, quand des mythes donnaient un sens à la fin, laissaient imaginer un temps après le temps ? Ou bien, est-ce ma νέκυια à moi, mon invocation des morts, lesquels vont bientôt remonter à la surface pour me dire la vérité : Mieux vaut mourir, qu’ainsi vivre ? Quand je suis arrivé au CGD13, vers deux heures de l’après-midi, la chambre de mon père était vide. J’ai connu un moment d’effroi et puis je me suis dirigé vers la salle commune où des ombres grises étaient là, qui semblaient dormir. Il y avait notamment un vieil homme assoupi, assis sur un fauteuil bleu, qu’on aurait dit prostré, la tête penchée sur lui-même au bout de la courbe de son cou, les mains échouées sur ses maigres cuisses. J’ai tourné la tête dans une autre direction pour chercher mon père quand j’ai soudain pris conscience que ce vieil homme, c’était mon père, que je n’avais tout simplement pas reconnu. Je me suis dirigé vers lui. J’ai hésité à lui toucher l’épaule avant de lui adresser la parole et je lui ai dit : « Papa », d’un ton interrogatif, exactement comme si je ne pouvais pas exclure, lui disant ce mot, qu’il ne me répondrait pas parce qu’il était mort. Il a émergé de son sommeil, m’a reconnu sans me regarder vraiment, j’ai essayé de lui parler un peu, mais tout ce que je lui disais semblait l’agacer. Alors, je me suis tu, et il s’est assoupi. De temps à autre, s’appuyant sur les accoudoirs du fauteuil, il se redressait, mais non pour se lever (quand je lui ai demandé s’il voulait faire quelques pas, il m’a répondu que non d’un ton brusque, cassant, comme si j’étais un imbécile qui ne comprenait vraiment rien), mais pour détendre les muscles de ses membres inférieurs qui lui faisaient mal, m’a-t-il dit. Je suis resté une demi-heure peut-être, assis à côté de lui, sans rien dire, ou presque, que quelques paroles les plus calmes possibles quand il s’étirait. Pendant tout ce temps, les mêmes images de forêts paisibles sont passées en boucle sur l’écran de télévision de la salle commune, accompagnée de la même mélodie pour piano artificiel, avec les mêmes chants d’oiseaux indéterminés. Au bout d’un certain temps, j’ai eu l’impression d’être dans une version réaliste d’une série conçue par David Lynch, mais cela ne m’a pas rassuré, au contraire, j’ai trouvé la réalité encore plus angoissante qui me donnait à penser de telles absurdités au lieu de me concentrer sur la noirceur fondamentale qui nous attend au terme de l’existence. Je suis resté assis à côté de mon père. Parfois, j’entendais une femme gémir, une autre crier de douleur, un homme qui appelait de toute la force de sa faible voix : « S’il vous plaît » et puis « Madame », sans que personne ne réponde à son appel. J’ai bien pensé aller le voir pour lui demander ce qu’il voulait, mais j’étais pétrifié, terrifié à l’idée qu’il fasse une chute dont je serais responsable et dont je me verrais accusé d’une façon ou d’une autre. Alors, je suis resté assis sur ma chaise pendant ces longues et pénibles minutes. Devant moi, inscrit sur un tableau blanc au feutre effaçable, je pouvais lire ceci : « Vous êtes à l’hôpital de MONTOLIVETdans le 12ème arrondissement de Marseille Vous êtes ici pour passer des examens médicaux Vos familles peuvent venir vous rendre visite les après-midi » et à main droite : « ORGANISATION DE LA JOURNÉE / Petit Dejeuner à 8h00 / Dejeûner à 12h00 / Goûter à 15h00 / Dîner à 18h00 ». Je me suis dit que j’allais rester là jusqu’au goûter. Une infirmière est venue installer une vieille dame à côté de moi. Elle a coupé le film de David Lynch pour mettre la télévision. C’était un reportage de TF1 sur des familles qui partaient faire ce qui semblait être présenté comme des voyages insolites : le Taj Mahal, le pays du Père Noël, et Dieu sait quoi encore ? J’ai regretté la vision nihilo-lynchienne que le film de tout à l’heure donnait de la campagne apaisante. Mais ce n’est pas moi qui fait les programmes. Vers 15h00, mon père s’est quelque peu animé, comme s’il avait pris le rythme de cette étrange vie qui allait être la sienne, désormais, et sentait l’heure du goûter arriver. À peu près au même moment, deux jeunes hommes, deux frères, ai-je supposé, sont venus chercher une dame qui errait autour de la salle commune depuis mon arrivée, le menton rabattu contre le cou, et ils ont entrepris de l’installer dans un fauteuil roulant pour l’emmener faire un tour, ai-je encore supposé. J’ai échangé deux ou trois propos plus ou moins signifiants avec mon père. Parfois, ce qu’il disait n’avait aucune relation avec la réalité. Parfois, c’était difficilement compréhensible. Parfois, cela semblait presque tout à fait sensé, mais j’avais l’impression que pour développer son idée il lui eût fallu des forces qu’il n’avait plus depuis bien longtemps déjà. Je l’ai regardé avaler son verre de jus de fruit d’un trait ou presque et manger son gâteau industriel fourré aux pépites de chocolat. Pendant ce temps, une infirmière a entrepris de donner son goûter à la dame qu’elle avait installée plus tôt devant l’écran de télévision, une sorte de compote de fruits, à peu près de la même couleur que le jus indistinct de mon père, mais la dame, après avoir avalé une bouchée, s’est mise à crier et à taper sur la table où elle était installée, et la collation en est restée là. Je ne sais pas pourquoi, habitué sans doute à la vie d’avant, cette vie qui n’existe plus depuis longtemps déjà, j’ai dit à mon père de saluer Monique de ma part, s’il la voyait (il m’avait dit un peu plus tôt qu’il était prévu qu’elle vienne, et cela semblait faire du monde, pour lui, il a insisté sur ce point, avec une sorte d’ironie ou de sarcasme, m’a-t-il paru). Ensuite, je l’ai embrassé et je l’ai quitté. J’ai composé les codes qui tiennent les portes du service fermées, je me suis désinfecté le mains et, dans un treillis de soupirs las, d’abattement et de soulagement, je suis parti sans me retourner.

241025

Quelque chose s’abolit. L’idée fausse, peut-être, que nous nous faisons de la présence. J’allais employer une expression comme « point de fuite », mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, ce n’est pas d’un point, ce n’est pas un point, comme dans la construction de l’espace en perspective (personne ne voit en perspective), c’est tout le champ qui est en fuite, tout l’espace qui s’ouvre, semble-t-il, à l’infini. Mais ce n’est pas non plus l’infini. Ce que nous appelons « infini », ici, n’est que la limite de la vision, la limite au-delà de laquelle l’œil ne distingue plus rien, s’aveugle dans la vision. Peut-être que, au lieu de « point de fuite », il faudrait insister sur cette vue aveugle, ou mieux : la ligne imaginaire de l’espace où la vue s’aveugle, ne distingue plus. Alors, il y a place pour quelque chose d’autre, la vision étant abolie, quelque chose qui tient du rêve, de la rêverie, du songe, de la possibilité de quelque chose qu’on n’est pas encore parvenu à représenter, à se représenter, et qui n’est pas irreprésentable en soi, mais souligne les limites et fait donc voir. De là où il est perché, le village du poète, la montagne est le fond l’horizon, sa masse dure semble irréelle, mais la plaine en contrebas l’est tout autant, et ses champs, ses jachères, ses routes qui sinuent dans la terre, les couleurs toujours en train de passer de l’automne, les couleurs toujours en train de changer de l’automne, et quand le silence est rompu par le vrombissement haineux de l’avion dans le ciel, son vomissement sonore révèle la fragilité de notre monde, l’éternité qui nous sépare, me semble-t-il, qui nous sépare de la paix, de sa possibilité même. On a le désir de revenir très loin dans le temps, mais ce n’est pas possible. Et qui sait si ce n’est pas cette impossibilité, non pas qui suscite le désir, mais que nous désirons ? Qui sait si la seule chose réelle à désirer, ce n’est pas l’impossibilité, une réalité impossible, une réalité abolie ? Dans la voiture, cependant que Nelly conduisait, je regardais les étendues, les blocs, les constructions de béton, et je me disais que, même quand tout cela aura disparu, rien ne pourra faire que cela n’ait pas été, cela aura toujours été. Or, ce que nous voudrions, ce que réclame notre désir d’abolir, c’est que cela ne fût jamais, que cela soit défait : notre désir d’abolition n’est pas un désir de fin, mais un désir de début, un désir de défaite. Là-haut, perché dans le village du poète, j’ai vu tout cela dans le paysage, dans l’air embaumé des plantes, les traces déjectées du passage des bêtes, génies des hauteurs, les pierres centenaires : il nous faut porter la défaite comme une promesse que l’avenir tiendra.