231025

Extases provisoires ; — à qui attendrait mieux de la vie, s’imaginerait quelque plus haut sommet, que pourrions-nous répondre ? Non pas tant sur le versant de l’extase que sur celui du provisoire, n’insisterions-nous pas ? Ce que nous pouvons espérer de mieux, c’est-à-dire : un rayon de soleil qui déchire enfin la grisaille qui pèse sur le monde où nous avons été mis. Je pense souvent aux poèmes que j’avais écrits sous ce nom : sortes d’extases provisoires, et moins en vérité aux poèmes eux-mêmes qu’au titre qu’il m’avait semblé que je devais leur donner. Aujourd’hui, je voudrais barrer sortes du titre et ne conserver plus que les extases provisoires. Que puis-je espérer tirer de mieux du monde où je suis mis ? Luberon. Sous le ciel gris clair d’un automne orageux, dégradés rouges, jaunes, ocres de la vigne, sombre des forêts, verts et diverses ombres du paysage, un fois passée la barrière de béton infrangible qu’a dressée le progrès, l’arrière-pays provençal était sublime. Qu’il se trouve toujours quelqu’un pour justifier la destruction du monde — de Schumpeter à Dieu sait qui —, au nom de cette création de laideur, de cette création de valeur, de cette création de malheur, est un scandale si grand que personne ne semble capable d’en prendre la mesure : c’est là, devant nous, comme le bubon de quelque peste dont le noir serait trop profond pour l’offrir à notre vue, — défigurée. Il y eut quelque chose de beau, d’immense, de poignant, là, derrière, mais le souvenir s’en est estompé, et l’on ne conserve plus de ce temps reculé que les cicatrices dont nous avons fait notre horizon unique. J’essaie d’imaginer, mais c’est trop loin, devenu abstrait à force d’être abaissé. Et ne puis m’empêcher de me demander : comment se fait-il que nous n’inventions que du moins bien ? À perte de vue : files de véhicules. Seul le mistral, puissant, semble à même de racheter les péchés du temps. Rafales à 70 km/h, et plus. J’admire ce désert céleste. La vie, me dis-je, alors, ne connaît ni destruction ni création, sinon que seraient les milliers d’années de l’arbre jamais couché ? Ces années, nous ne les comprenons pas, ne comprenons qu’à peine la durée, sommes pétrifiés dans l’instant. Et je pense aux pierres volantes dont parlait mon père, hier, aux parois de verre contre lesquelles il disait devoir se protéger pour ne se pas blesser : n’est-ce pas le temps que cela, temps que nous ne saisissons pas, murés que nous sommes dans l’instant de notre existence sociale, insensible à la lenteur calcaire du temps, aux sédiments, aux couches qui s’accumulent, à l’épaisseur, et donc à la profondeur, ne croyant qu’au cahot dont nous inférons quelque chaos, traîne d’un nuage, écho d’un mirage. Parlant à d’autres êtres humains aujourd’hui (Danièle & Christian), j’ai été étonné de savoir le faire encore, d’être humain encore, d’être social encore.  Serait-ce donc si simple ? Que quoi ? La vie.

221025

La crypte de Saint Victor
J’ai chaud en remontant l’avenue de Montolivet
fin octobre à Marseille
au numéro 130 je me souviens que vivait là Emmeline
dont j’étais fou amoureux
et qui m’a quitté pour un autre que j’avais trouvé laid et bête quand je l’avais rencontré
mais ainsi va la vie
seul aussi je me suis senti au CGD13
où mon père est hospitalisé
seul avec ses délires paranoïaques
et les mots qu’on met dans les bouches
déjà trop pleines de tout
des mots comme maladie à corps de Lewy avec syndrome parkinsonien
des mots comme Clozapine
ce à quoi nous invite la maladie
la vieillesse et la déchéance
je ne sais pas
à ne pas mourir sans doute
mais cela n’est pas possible
dans les couloirs un homme pousse des gémissements sourds
on dirait le bruit d’un moteur dont les vibrations seraient très basses
m’angoissent la singularité du son émis
tout autant que sa laideur et son air bête — son air de bête malade
j’ai oublié le nom du garçon pour lequel Emmeline m’avait quitté
mais je me souviens que j’avais été plongé dans un malheur infini
qu’elle ne méritait sans doute pas
mais que j’avais ressenti avec une intensité rare
maudite presque
immense trou noir où l’amour s’abîme
en passant devant le numéro 130 de l’avenue de Montolivet
j’ai souri
et ce n’était pas un sourire ironique
et ce n’était pas un sourire nostalgique
c’était un sourire pour la vie
la vie qui vibre malgré la fin de l’amour
et les bêtes malades que nous deviendrons un jour
j’ai regardé la cicatrice au front de mon père
son allure vieillie
les poils sur la peau qui partout semblaient pousser
et j’ai eu mal
j’ai regardé ailleurs
une tourterelle picorait des olives noires à même les branches de l’arbre
comment tout cela peut-il coexister ?
et comment ne pas ressentir avec une profondeur meurtrie la folie de cette impossibilité ?
un peu plus tard dans la crypte de saint Victor
j’ai dessiné le visage de l’évêque dans la pierre
et quand j’ai comparé mon image avec l’hiératique réalité
j’ai vu que l’expression dessinée ne ressemblait pas à la sculptée
la mienne était plus dure plus sévère
ce n’était pas l’évêque que j’avais dessiné — Victor ou Dieu sait qui —
mais mon visage
c’était mon regard ma barbe mon nez que j’avais tracés au lieu observé
ensuite je me suis assis sur un banc de la vieille église romane
(tout cela je l’avais fait assis sur une marche de pierre de la crypte)
et j’ai écrit mes phrases
sans préméditation simplement comme elles venaient
les cloches ont sonné
et j’ai inspiré l’encens de mon désespoir pour oublier quelques secondes peut-être — avec un peu de chance — l’inoubliable qu’est le scandale de l’existence
bêtes malades que nous deviendrons
bêtes malades que nous sommes
et Dieu qui a mis les voiles
vers d’autres rivages où nous sommes absents
silence
c’est bientôt la fin
après quoi Lazare revient

211025

Étrange pays : en France, on estime à 134,7% le taux d’occupation des prisons — certains établissements atteignant le chiffre effrayant de 200% —, c’est-à-dire : 84 447 détenus pour 62 566 places, dont 5500 environ dorment sur des matelas posés à même le sol, mais c’est une personne seule sur laquelle se focalise l’attention générale, comme si ces milliers d’autres personnes — ce qu’on appelle dans le parler vernaculaire « des êtres humains » — ne comptaient tout simplement pas, n’étaient que quantité négligeable, et évidemment, dans cette phrase, il faut supprimer le « comme si », les gens ne comptent pas, ne comptent que quelques individus dont le monde social consent à ce qu’ils prennent toute la lumière, rejetant les milliers, les millions d’autres dans la pénombre, pour ne dire pas : la ténèbre. Et remarque comment tout, exactement tout le monde social obéit à cette loi. Représente-toi ce monde social composé de régions, et constate que toutes ces régions obéissent à la même loi : un petit nombre dont on cherche en vain les qualités qui leur vaudraient ce traitement exceptionnel, exceptionnellement lumineux, et une immense majorité, qui dans la plupart des cas n’est ni meilleure ni pire que les premiers, rejetée dans le noir. Il n’était pas encore huit heures et demi, ce matin, quand je suis allé courir, des Catalans jusqu’à cette jetée que j’aime tant au bout de la digue de béton, juste avant l’embouchure de l’Huveaune. Pourtant, purement artificielle, cette zone n’est pas particulièrement agréable, mais elle a quelque chose — qui tient sans doute à son côté brutaliste — qui m’a toujours fasciné, étendue quasi désertique protégée de la mer par une frêle frontière de béton qui prend l’eau de toutes parts. Il y avait un pêcheur, ce matin, à cet endroit-là de la jetée inondée. J’ai photographié ce que je voyais. Je me suis approché de la rive. Je lui ai dit bonjour. J’ai photographié ce que je voyais. J’ai fait demi-tour. J’ai photographié ce que je voyais, et puis j’ai repris mon chemin en courant jusqu’aux Catalans d’où j’étais parti. J’ai enlevé mes chaussures de course et j’ai fait quelques pas dans l’eau, battu par les vagues. L’après-midi, je suis allé aux urgences où mon père devait passer des examens après la chute qu’il a faite, m’a-t-on dit, le matin, mais on ne m’a pas laissé le voir. J’ai ressenti cette absurdité comme un choc violent — toute l’absurdité de la situation, pas simplement la rigidité imbécile de l’administration — et, dans la touffeur du métro, j’ai cru que j’allais perdre connaissance. De retour aux Catalans, Daphné — que cette situation, tout comme son père, emplie d’une tristesse désemparée — jouait dans les vagues avec les amis qu’elle venait de se faire sur place.  Sur le chemin du retour, je m’étais arrêté à Saint Victor, assis sur un banc, la tête pesant lourdement sur la main droite accoudée. J’ai ressenti un profond sentiment de dégoût en voyant ce groupe de touristes indifférents à ma peine. Quoi de plus logique, pourtant, — quoi de plus normal, en tout cas ? Mes genoux me faisaient mal, mais j’ai continué de marcher. Jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Et me voici, et mes phrases impuissantes.

201025

Livre d’heures d’un purgatoire mécanique.
Qui sera notre Virgile ?
Paradis = zéro.
Personne à l’étage.
Après la pluie,
la Provence est un désert.
Au pied du Mont Ventoux,
Pétrarque est le nom qu’un élu illettré aura donné à une aire d’autoroute,
une déviation sans nulle indication d’itinéraire bis,
un chemin sans retour,
une voie où l’on avance à l’aveugle,
les yeux rivés sur le néant.
Villes bafouées,
passés sans souvenirs,
mémoires humiliées,
centres gérontologiques,
foyers d’accueil, avenirs moqués.
Exils en la terre crainte.
Tyrannie de la lâcheté.
Comment s’appelait-il ?
Qui ?
Ne te souviens-tu pas ?
Mais si, on aurait dit le nom d’une pizza.
Ou d’un joueur de foot, je ne sais pas.
Ah oui, Dante, c’est ça.
Déjà, l’intelligence artificielle a révélé sa vraie dimension politique :
proposer aux humains désemparés des contenus pour adultes.
Comment se fait-il, alors, que nous ayons l’air sans cesse plus puéril ?
Comme si,
à mesure que l’espérance de vie augmentait,
nous nous empêtrions dans une sorte d’enfance éternelle,
laquelle, dès lors, n’a plus rien à voir ni avec l’enfance humaine ni avec l’enfance de l’art,
mais avec une sorte de béatitude sans au-delà,
sans cesse recommencée,
chaque jour semblant renouveler l’éternité pour toujours.
Dans l’habitacle du véhicule,
à aucun moment,
je ne me sens en sécurité.
Au contraire,
et surtout quand je ne suis pas au volant,
je me crispe,
serre les mousses plastiques du siège entre mes doigts violacés,
me détournant de la route,
tâchant de ne pas voir la violence du danger,
l’imminence de la mort, son évidence.
Quand il m’arrive de croiser le regard d’autres automobilistes,
ou plutôt des passagers,
prisonniers comme moi de la carcasse,
je suis terrifié,
pris d’angoisses inconcevables.
Globules vides,
cellules où l’on nous tient enfermés,
au nom de la liberté,
telles sont nos voitures.
Fort heureusement,
toutes les ombres passent,
comme les automobiles :
en excès de vitesse.
La mort est en promotion sur l’étal du supermarché.
Et la vérité,
une ligne de code dans l’immense programme de nos vies insensées.
Tout cela ne veut rien dire,
et nous ne faisons même pas semblant.
Nous fonçons sur l’autoroute du désespoir,
l’autoroute du dérisoire ;
il n’y a pas de but au voyage,
pas de retour au pays,
pas de chez-soi,
rien que d’immenses et destructrices migrations :
partout, tout le temps, toujours plus de gens.
La vérité,
je le pourrais le cacher, c’est vrai,
je pourrais faire semblant,
mais ce n’est pas dans ce dessein que j’écris,
la vérité, c’est que tout cela me fait peur :
je veux voir la réalité telle qu’elle est,
mais la réalité me fait peur.
Qui sommes-nous pour consentir à vivre ainsi ?
Et comment se fait-il que personne ne se pose la question ?
Ne s’arrête,
ne tire le frein à main ?
Vampires dans les barils de pétrole, — le diable est une machine folle
Et folles, toutes les machines le sont.

191025

Chairs. — La poéprêtresse dit des mots comme « bourgeois », elle dit des mots comme « réactionnaire », mais elle ne dit pas des mots comme « progressiste », ce ne doit plus être suffisamment à la mode révolutionnaire, plus personne ne croit au progrès à part les milliardaires, quand même ce serait le progrès pourtant qui aurait inventé la guillotine, et je ne me demande pas comment on peut penser avec des concepts pareils, je sais bien qu’on ne peut pas penser avec des concepts pareils, qu’on ne peut rien penser en dehors de soi, en dehors du passé d’où ces mots proviennent, du passé où ils nous enferment, qu’on ne peut penser que des pensées qui ont déjà été pensées, des pensées dont on pense qu’elles sont nos propres pensées, mais à tort, ces pensées ne sont pas des pensées propres, ces pensées ne sont pas des pensées personnelles, ces pensées sont des pensées toutes prêtes, des pensées toutes faites, des réflexes, en vérité, du prépensé, du prêt-à-penser, qui nous dispense de penser. Je me suis toujours demandé ce que Jean-Pierre Cometti pouvait bien trouver à la poéprêtresse, mais tant d’aspects m’échappent sans doute totalement ; je ne sais pas tout de sa vie, je ne sais presque rien de sa vie et, en vérité, je ne cherche pas à savoir grand-chose de sa vie. Rodhlann m’a suggéré une sorte d’enquête philosophique à son sujet. Et c’est vrai que l’enquête philosophique n’est pas une enquête biographique, mais peut-être que je voudrais qu’il soit une branche de l’olivier et non pas l’arbre dans sa totalité. Je ne suis pas certain de ce que cette dernière phrase veut dire. (En tout cas, il y a l’idée que le réalisme ne doit pas l’emporter. In fine, il faut que ce soit le triomphe de la fiction, c’est-à-dire du déplacement. Il doit être possible de changer de sujet.) Tant pis, je la laisse telle qu’elle est. En revanche, je suis certain du raidissement que les mots de la poéprêtresse disent, de ce à quoi ils nous contraignent, et cette logique du camp qu’il faut choisir me semble mortifère, non parce que le camp opposé serait meilleur, parce qu’il vaudrait mieux que le camp dans lequel on s’oppose à lui, mais parce que lui aussi, il a choisi son camp. En fait, plus la pensée occidentale prétend rompre ou avoir rompu avec les frontières et plus elle invente, impose de frontières, s’invente et s’impose des frontières, qui ne correspondent pas à la géographie administrative du globe, mais à une géographie mentale bien plus dure en réalité parce que son abstraction rend les frontières infranchissables : on ne traverse pas les frontières mentales, on s’y cantonne, on s’y enferme, et la vie même doit être politique parce qu’il faut que tout obéisse aux principes de cette géographique mentale, il faut que tout se tienne dans les frontières que dessine la géographie mentale, tout ce qui déborde ces frontières doit être condamné à mort. Dans mon utopie transportable, il y a aussi l’idée de la traversée — la traversée de la mer, la traversée du paysage — qui n’est pas réductible au franchissement, parce que la traversée constitue ce qu’elle traverse en le traversant, même sans laisser de traces matérielles — et il est souhaitable de laisser le moins de traces possibles de notre passage —, la traversée est transformation, métamorphose. Demain, nous prendrons la route pour Marseille. Ce qui m’emplit de joie et me déprime. Je n’ai pas vu mon père depuis cet été (c’est mon frère qui s’est occupé de tout) et, si je sais à peu près dans quel état je vais le trouver, le savoir et le voir ne sont pas identiques. Daphné s’inquiétait de savoir ce qui allait advenir de l’appartement de son grand-père, tant il est vrai que nos sentiments s’attachent à des lieux spécifiques, précis, situés dans l’espace, concrets, habitables. La mer, et tout ce qu’elle enveloppe, et tout ce qui l’enveloppe, ou plutôt, devrais-je dire, cette mer, cette mer me manque tellement : c’est un manque physique, pas simplement intellectuel, tout comme mes pensées, quand elles se tournent vers la Méditerranée, ne sont pas purement intellectuelles, elles sont incarnées. Mieux : elles sont charnelles.

181025

Au creux. — N’ayant pas eu de pensées dignes de ce nom — et par « pensée digne de ce nom », j’entends un pensée que je puisse écrire, qui mérite de l’être —, j’ai bien peur que ce journal soit un peu vide. Ce qui serait une bonne raison de ne pas l’écrire, de ne pas écrire, aujourd’hui. Mais, si je n’écrivais pas, si je ne l’écrivais pas, ce serait ma vie qui serait vide, aujourd’hui, et cela, je ne le souhaite pas, je ne souhaite pas ajouter au vide des pensées le vide de la vie, non, ce ne serait pas supportable, je crois. Ne fais-je donc que cela, penser, dans la vie ? Pas tout à fait, non, mais il est vrai que, bien souvent, c’est tout ce qui me semble digne d’intérêt, le reste paraissant bien fade quand on le compare à une idée qui éclaircit. Il y a les faits et gestes, évidemment, même si, compte tenu de ma vie sociale restreinte, ils sont moins luxuriants qu’ils ne pourraient l’être chez d’autres, qui font des choses, vont à des événements, voient des gens, tout ce qui remplit une existence, même si, un jour ou l’autre, on se demande si elle n’est pas parfaitement vaine, toute vide au-dedans malgré tout ce qu’il en paraît au-dehors. Je suppose, en tout cas. Dans mon utopie transportable — et par « utopie transportable », j’entends ce genre d’idée que l’on se fait de la vie idéale qui ne tient qu’à soi, qui n’implique personne d’autre, qui est absolument autonome, totalement irréaliste, peut-être (toutes les utopies ne le sont-elles pas ?), mais entièrement singulière —, il y a plus de paysages que de gens, plus d’espace que de présences, plus d’horizons que de salons. Et ce n’est pas une question de goût, c’est une question de perspective sur la vie : la vie manque de vide. Alors, la pensée semble se retourner sur elle-même, comme on le ferait d’un gant ou d’un vêtement, mais qui serait parfaitement réversible, qui n’aurait pas de bon endroit, pour ainsi dire (souvent, les vêtements réversibles semblent plus faits pour être portés d’un côté que de l’autre, ou alors il y a un côté qui nous plaît plus que l’autre, et c’est lui l’endroit, le bon endroit, l’autre devenant l’envers, du fait de cette préférence, mais ce n’est pas une philosophie du vêtement, passons) : n’as-tu pas dit pour commencer que la vie était vide, te semblait, pourrait te sembler vide, si, etc., je ne me souviens plus vraiment ? Et alors ? Eh bien, ne trouves-tu pas cela contradictoire ? Oui, peut-être, mais je me répète : et alors ? Et puis, en fait, non, contradictoire, je ne crois pas que ce le soit. Parmi les habitants qui peuplent mon esprit se trouvent des images, et il faut que je m’y fie. Je voudrais pouvoir m’y fier pleinement, les suivre à la lettre, aller là où elles me guident, là où elles m’orientent, ce serait la plus totale des libertés, ce serait ce qui ressemblerait avec le plus de précision, de justesse à la vie rêvée (quelque chose comme l’utopie transportable de tout à l’heure, peut-être). Mais, ne le faisant pas, ne m’en remettant pas entièrement à elles, je n’ai pas l’impression de vivre faute de mieux, non je dirais simplement que je ne suis pas seul au monde. Et cela, aussi, me réjouit. Sinon, ce ne serait pas une vie.

171025

Tornare a casa. — « L’île de Calypso se situe dans un espace géographique qu’il paraît bien vain de vouloir faire coïncider avec la géographie méditerranéenne », note Philippe Jaccottet à propos des vers 55 et suivants du chant V de l’Odyssée. Et sa position s’oppose diamétralement à celle de Victor Bérard, autre traducteur célèbre de l’Odyssée, qui a consacré plusieurs volumes à la géographique homérique des aventures d’Ulysse (Les Phéniciens et l’Odyssée et Les navigations d’Ulysse). À propos du vers 34 du même chant, Jaccottet écrit : « On veut à tout prix que Schérie [le pays des Phéaciens] soit Corfou. V. Bérard a refait, à pied, le chemin suivi par Ulysse. En réalité, nul pays n’est plus foncièrement irréel que cette terre au bout du monde ; qu’Homère en ait trouvé certains traits sous ses yeux, à Corfou ou ailleurs, est une évidence qui mérite peu qu’on s’y arrête ». Et il est vrai que la précision avec laquelle, sans l’ombre d’un doute, Bérard situe l’Ogygie de Calypso sur un îlot à quelques mètres à peine des côtes marocaines dans le détroit de Gibraltar, îlot qui semble certes porter le nom parfumé d’île du Persil, persil dont il est effectivement question dans le texte d’Homère, paraît excessive et obéir à une logique de détermination qui manque de prudence (une sorte de positivisme septentrional, Bérard est du Jura, fort éloigné de l’esprit méditerranéen, qui aime la clarté, l’ordre, l’équilibre, la nuance). Mais c’est aussi une manière de voyage dans le voyage. Et y a-t-il vraiment lieu d’opposer la réalisation à la fiction ? Plutôt que d’opposer, c’est ce que je veux dire, une géographie imaginaire à la réelle ou de vouloir à tout prix réduire la fictive à la réalité, ne faut-il pas procéder à une sorte de superposition des deux, une superposition des lieux ? L’appel à l’évidence avec lequel Jaccottet balaie d’un revers de la main la situation méditerranéenne du poème me paraît tout aussi coupable que le réductionnisme bérardien qui veut prouver avec des photographies prises au début du XXe siècle la correspondance entre l’île de la nymphe et son îlot « barbaresque » (je cite). Je comprends ce que l’idée de mettre ses pieds dans le sillage d’Ulysse peut avoir d’exaltant, mais n’est-ce pas une approche affreusement touristique ? On prend quelques jours, on vient s’encanailler, et on repart avec un album photos pour épater les amis restés à Paris. Le gaillard héritier Sylvain Tesson, un siècle plus tard, ne résistera pas au même plaisir, y ajoutant celui de se donner en spectacle devant un public complice. On n’a pas affaire, dans les navigations d’Ulysse, au même genre de superpositions qu’on trouve, par exemple, chez Proust, où Illiers et Combray vont si bien ensemble que l’administration française, laquelle ne manque jamais de ressources, a même fini par accoler le nom réel et le nom fictif dans un trait d’union qui ne résout aucune des tensions qui peuvent bien exister entre l’un et l’autre (fort heureusement, on nous a épargnés un Cabourg-Balbec, sans doute parce que cela eût un peu trop senti le calembour). Mais l’on ne peut pas faire comme si les aventures d’Ulysse n’étaient nulle part, de nulle part, comme si elles n’étaient pas situées, géolocalisées, c’est-à-dire inscrites dans un espace singulier qui n’est pas simplement l’arrière-plan pittoresque sur lequel la littérature sérieuse fait son œuvre, mais l’atmosphère au sens de la signification respiratoire de l’œuvre. Comme j’essayais de le dire hier, on n’entendra jamais le chant des Sirènes, mais si l’on n’entend pas les femmes hululer dans l’Odyssée, on passe à côté d’une dimension profonde — pour ne pas dire : à côté de la dimension profonde de l’Odyssée — qui n’est pas n’importe quel récit qui pourrait se dérouler n’importe où, avec un héros qui pourrait être n’importe quel héros, des dieux qui pourraient être n’importe quels dieux, des monstres qui, et caetera, du moment que tout cet attirail nous fournit des symboles universels que l’on peut plaquer n’importe où, transposer n’importe où, dont on peut faire tout ce que l’on veut. Ulysse n’est pas n’importe quel héros : c’est un héros positif, qui réussit sa vie, et dont le triomphe ultime n’est pas de terrasser des monstres, de séduire des déesses, de rétablir l’ordre et la justice (toutes choses qu’il fait aussi), mais de rentrer chez lui auprès de sa femme et de son enfant. Le dernier mot d’Ulysse, le terme du voyage d’Ulysse, c’est cette chose incroyable, pour nous post-modernes, presque inconcevable, et tout à fait incompréhensible, en vérité, je crois, — c’est la cellule familiale : l’homme, la femme, l’enfant. Cellule — et j’entends déjà les railleries —, non pas au sens de lieu d’enfermement, comme la cellule de la prison, mais au sens de la biologie, comme unité primordiale du vivant. Ulysse rétablit l’ordre de l’univers, il rétablit le cosmos, en rentrant chez lui auprès de ceux qu’il n’aurait sans doute jamais dû quitter. En lisant, et c’est d’ailleurs le divertissement que nous cherchons, nous nous émerveillons devant les aventures, les prodiges, nous tremblons devant les monstres, l’imminence du danger, la cruauté des dieux, nous nous apaisons sous le regard bienveillant de la déesse, et tout cela est très beau, mais ce n’est pas le fin mot de l’histoire, nous ne pouvons pas en rester là, simplement pour nous désennuyer, simplement pour nous amuser, il faut suivre Ulysse jusqu’au bout, jusqu’au retour en sa patrie. Rabattre entièrement l’Odyssée sur sa géographie méditerranéenne comme on le ferait d’un calque, c’est passer à côté du sujet, mais s’y refuser est tout aussi erroné. Les Occidentaux que nous sommes  devenus — souvent bien malgré nous — avons désappris la positivité odysséenne, en partie peut-être parce que nous l’avons troquée contre le positivisme, en partie aussi parce que nous nous sommes inscrits dans une culture du jugement (dont le mérite républicain est l’un des nombreux reflets) qui nous interdit la joie réelle que procure le rétablissement, le retour, l’apaisement. On peut aussi interpréter ce mouvement comme le produit du lent et continu éloignement de la Méditerranée, laquelle n’est guère plus que le séjour des vacances ou un topos un peu vieillot, voire une invention coloniale (péché capital : la messe est dite, priez pour nous pauvres pêcheurs). Pourtant, la positivité d’Ulysse s’inscrit pleinement dans cet environnement. C’en est peut-être aussi la limite : l’univers d’Ulysse est clos, l’infini qui est le nôtre n’aurait eu aucune signification pour lui. Mais cette clôture, dans la mesure où on ne la conçoit pas comme un repli sur soi, et s’il y a un héros qui n’est pas victime du repli sur soi, c’est bien Ulysse, cette clôture nous invite à renoncer aux charmes vertigineux de l’universel : comme les phrases, les histoires n’ont de sens que dans le contexte où elles trouvent leur place (cela, au moins, Joyce l’a compris), et il en va de même pour nos vies. Ce n’est pas en tournant le dos à la Méditerranée que l’on se déprend des illusions qui nous la font voir comme une totalité intemporelle, un paysage photogénique où épingler nos préjugés et nos réflexes de classe, ou la fabrique d’un crime contre l’humanité. Ulysse est profondément méditerranéen parce qu’il est animé d’un désir qui n’a rien de coupable. Il l’est aussi parce que, chez lui, l’intelligence et la puissance ne sont pas en opposition, c’est-à-dire qu’il ne fait pas de distinction entre le corps et l’esprit, ou l’âme. Or, cette absence de hiatus est la condition de possibilité de l’existence cosmique, — une existence qui ne conçoit pas l’être humain comme à part, mais parmi, ce qui ne signifie pas qu’il soit dépourvu de dignité en tant que non séparé. Ce n’est pas de notre séparation d’avec la nature (pour reprendre une opposition canonique du même ordre que corps, esprit, âme) que nous tirons notre dignité, mais de la façon dont nous parvenons à révéler à nous-mêmes la signification de notre existence, ce qui, dans le récit odysséen, s’appelle rentrer chez soi. Qui ne verrait dans ce retour à la maison qu’une épopée réactionnaire passerait à côté du sens de la Méditerranée, comme, nous en éloignant toujours un peu plus, nous n’avons eu de cesse de le faire depuis des siècles et des siècles.

161025

Un mot. — J’adresse des courriers électroniques de récrimination. Obtiens-je des réponses ? Pas réellement, non. Il est vrai que ce n’est pas tout à fait ce qui me préoccupe en ce moment, mais il faut bien tâcher d’exister, non ? Oui ? Je ne sais pas. Sinon, quoi ? Je ne sais pas. Dans quel faille du continuum tomberais-je alors, m’absenterais-je alors, m’évanouirais-je alors ? Difficile à dire. Et puis, est-il bien nécessaire de chercher à le dire ? Je ne crois pas, non. Ce qui me préoccupe, en ce moment, est tout autre. C’est un mot, dont je suis la trace (à la suite d’un autre, à la suite d’un autre, des mots dont je voudrais tisser le poème sur le dos du ciel dont je t’ai déjà parlé), ne sachant trop où elle me mène. Probablement nulle part, on s’en doute (c’est même un peu trop évident, peut-être). Mais il n’est pas vrai, ce nulle part. C’est toute la Méditerranée qui semble défiler sous mes yeux. Le mot est ὀλολύζω que Jaccottet traduit par « hululer », comme la chouette. Autre figure obsédante, ces jours-ci (toujours le poème). Pour l’instant, fin du chant IV, si j’ai bien compté, on hulule deux fois dans l’Odyssée. Une première fois chez Nestor, une deuxième fois chez Pénélope. Chaque fois dans des contextes religieux : chez Nestor, c’est après le sacrifice propitiatoire d’une vache à Athéna : « Lorsqu’ils eurent prié et répandu les orges, / aussitôt, l’ardent fils de Nestor, Thrasymède, / s’avança et frappa ; la hache trancha les tendons / du garrot, brisa la force de la vache ; on hulula, / c’étaient les brus, les filles, la digne femme / de Nestor, Eurydice, aînée de filles de Clymène. » (III, 450) Rejet magnifique du verbe en fin de vers, ὀλόλυξαν, qu’on retrouvera ailleurs (mais patience). Une deuxième à Ithaque, au palais d’Ulysse absent, Pénélope prie Athéna : « “Écoute-moi, fille du Porte-égide, Atrytonée, / si jamais l’ingénieux Ulysse en ce palais / te fit brûler de gras cuisseaux de bœuf ou de mouton, / souviens-t’en aujourd’hui et sauve-moi mon fils ! / Chasse ces prétendants dont l’arrogance est agressive !” Alors elle hulula [ὀλόλυξε], et son imprécation fut entendue. » (IV, 767) « Sauve-moi mon fils », déchirant datif éthique après lequel ne reste plus en effet qu’un cri d’espoir et de désespoir à pousser. Dans l’Hymne à Apollon, ce sont les déesses (Dioné, Rhéa, Thémis d’Ichnae et la bruyante Amphitrite) qui hululent à la naissance du Dieu. Héra, jalouse de Zeus qui a mis Létô enceinte, retarde la venue d’Ilithye, déesse de l’enfantement. Létô souffre ainsi pendant neuf jours et neuf nuits. Mais « quant Ilithye qui allège l’enfantement eut foulé le sol de Délos, dit l’hymne, Létô fut à l’instant saisie par les douleurs et eut le désir d’enfanter. Jetant ses bras autour du Palmier, elle enfonça ses genoux dans l’herbe tendre, et, sous elle, la Terre sourit. Hors du sein maternel, il [i. e. Apollon] jaillit à la lumière, et toutes les Déesses lancèrent des cris [ὀλόλυξαν] » (Hymne à Apollon, I, 119). C’est le même mot qu’employait l’auteur du voyage de Télémaque à Pylos. Hérodote émet l’hypothèse que les hululements (ὀλολυγὴ) qu’on entend dans les temples d’Athéna viennent de Libye(Histoires, IV, 189, 3). Et, malgré une rédaction des plus confuses, l’article que Wikipédia consacre à ces cris établit un lien intéressants entre les hululements antiques et les youyous des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, aussi appelés zagharit. Ces différentes voies de circulation du son et du sens dans l’histoire et la géographique de la Méditerranée me fascinent. Quid Sirenes cantare sint solitae, raconte Suétone que questionnait Tibère. À défaut de savoir quel était le chant des Sirènes, nous savons quels cris poussaient les déesses, et nous gagnons un aperçu de l’univers sonore dans lequel flotte l’Odyssée, étrangement proche et étonnamment lointain : s’imagine-t-on les reines youyouter ? Non ? Eh bien, l’on a tort.  Un simple mot ouvre grand nos oreilles au monde dans la chair duquel, ainsi, il nous semble que nous pouvons pénétrer. Il dit la supplication, la prière, la joie, l’angoisse, il fait entendre la voix des femmes vivantes, il fait scintiller l’atmosphère.

151025

Au début de son ouvrage sur la Méditerranée, Tumultes de la houle, Baltasar Porcel cite un un quatrain du poète catalan Josep Lluís Pons i Gallarza, qui sont les tout derniers vers de son poème, « L’olivera mallorquina », que voici : 
« Jo moriré, i encara
espolsarà el mestral ta negra oliva ;
res sarà del que és ara,
tu sobre el blau penyal romandràs viva. »
Vers qui sont une illustration parfaite de ce que j’appelle sentiment méditerranéen, lui-même expression du régime méditerranéen. On pourrait traduire ainsi ces quelques vers :
« Je mourrai, et encore
le mistral secouera ta noire olive ;
rien ne sera de ce qui est à présent,
que sur la roche bleue tu demeureras en vie. »
Outre la rime (olive / vive, puisqu’en catalan, l’olivier est féminin) et l’assonance (res sara és ara qui m’évoque le esas cosas acaso du poème de Borges, « El Sur ») toutes deux impossible à rendre, c’est le rythme qui reste introuvable en français. Et il est amusant, en effet, de constater que ce qui dans une langue est une faute se trouve dans la règle d’une autre. Ce que l’oreille entend, c’est « je mourirai », qu’il faudrait oser pour garder la même haleine, le même souffle, surtout que c’est le dernier, mais le français l’interdit alors même que la construction devrait être symétrique, qui ne l’est pas : morir —> moriré, mourir —> mourrai. On pourrait s’en tirer par « Je serai mort », mais ce n’est pas cela que dit le poème : le vers ne se place pas dans l’au-delà de la mort d’où il contemplerait le présent, il est dans le présent d’où il manifeste la conscience de la finitude et la finitude de la conscience qui se découvre dans la contemplation du paysage et, se découvrant, accède à la permanence de la Méditerranée. La Méditerranée est la permanente mer d’accueil de l’impermanence. La Méditerranée est cette vie qui continue par-delà notre propre mort et donne sens aussi bien à notre vie qu’à notre mort : cet arbre que le vent agite, et les couleurs qui peignent ce morceau du monde, le noir de l’olive, le brun clair et le vert sombre de l’olivier, la blancheur du calcaire et la lumière du vent (le mistral est un vent violent, aveuglant de lumière, il est le vent qui chasse les nuages et fait bondir les flammes, il est le vent qui purifie), quand je ne serai plus, tout cela sera encore, alors pourquoi désespérer ? Conception trop optimiste, peut-être, à cause de sa tendance au fixisme (jusque dans les années 1970, on ignorait que, durant 300000 ans, entre 5,6 et 5,3 millions d’années avant notre ère, la Méditerranée s’était vidée et transformée en un vaste désert de sel), mais qui n’en demeure pas moins pour autant d’une grande profondeur. À vrai dire, je crois que ce quatrain est moins une réflexion sur le temps qui passe et le temps qui ne passe pas, ou le temps qui passe plus lentement, les différentiels de vitesse de l’histoire, à la Fernand Braudel, pour ainsi dire, qu’une contemplation fascinée des rives de la Méditerranée, contemplation qui n’est pas une manière de s’abstraire du temps, de l’histoire, mais de s’y inscrire pleinement, d’appartenir totalement à cette histoire : ma mort n’est qu’un moment d’un temps inconcevablement long, et moi-même, je suis un fragment de l’univers immense où je suis, dont je ne suis pas séparé, distant, distinct, mais parmi, moi qui mourirai un jour, je suis avec cette lumière aveuglante, ce vent ébouriffant et froid et sec et terrible, je suis avec le bleu qui a cette incroyable profondeur, et dans chacun des nœuds du tronc de cet arbre dont bientôt je mangerai les fruits, boirait l’huile, cet arbre dont la vie s’étend sur des millénaires. 

141025

Des yeux à la mer. J’essaie de dérouler le fil de la signification. Essaie d’échapper à la fascination malsaine qu’exerce sur moi le cours des choses et des actions humaines. De la sorte ? Que veux-tu dire ? Est-ce en déroulant le fil que ? Oh non, ceci n’a rien à voir avec cela, ce sont simplement des chaînes d’événements qui ont lieu de manière simultanée, en quelque sorte, mais n’ont pas le moindre rapport entre elles. D’ailleurs, dans l’une, c’est moi qui pense — ou, du moins, qui laisse mes pensées aller et venir, me dispose à ce que leur cours aille libre, contrairement donc à celui des choses et des actions humaines — cependant que, dans l’autre, je ne fais qu’assister bouche bée à quelque chose qui m’échappe totalement parce que je n’ai aucune prise là-dessus et parce que je n’y comprends rien. Tout cela me semble tellement bête. Mais ce n’est pas un argument, ce sentiment de la bêtise. Ah bon, mais quoi d’autre alors ? Après tout, qu’est-ce qui est le mieux à même de t’informer sur le monde sinon le sentiment qu’il t’inspire ? C’est-à-dire : vas-tu te laisser berner, simplement parce qu’il faut bien faire quelque chose ? Mais il n’y a rien à faire. J’entends : il faudrait savoir ne rien faire.  Oui, c’est quelque chose qui s’apprend. À la frontière avec le délire, sans doute, oui, et alors ? Souviens-t’en : les mains vides. Et ce que j’entends par là, ce n’est pas tout à fait, en réalité, ce que Pascal entendait par sa chambre en repos. L’idéal des mains vides, ce n’est pas la cellule de moine, la réclusion, le solitaire en son désert. Les mains vides n’enferment pas. Trivialement, par exemple, je peux marcher les mains vides, et je ne marche jamais mieux que les mains vides. Ce qui n’est pas du tout trivial, en vérité. Et les mains vides, ce n’est pas strictement ne pas agir, c’est ne rien faire : non pas disparaître — on ne disparaît pas, en vérité, un jour, on meurt, et c’est tout, et c’est bien assez tôt —, mais exister différemment, adopter une autre attitude face à la vie, au monde, à l’univers.  Notre morale ne doit pas être constituée dans une relation à, une intériorité par opposition à une extériorité, mais une intériorité dans l’extériorité (parmi). Cela te paraîtra peut-être très abstrait, mais moi il me semble que c’est bien plus, non pas concret, ce n’est pas le mot qui convient, je n’ai rien contre les idées abstraites, tant s’en faut, mais bien plus réel que toute la réalité qu’on nous promet, toute la réalité qu’on promeut, les perspectives de croissance, les réformes, les accords de paix ou de gouvernement, le transhumanisme et son artificielle intelligence, l’avenir, toutes choses pour lesquelles je n’ai aucun désir. Donnez-moi quelques moutons, cela suffira à mon bonheur.