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Felisberto Hernández, Les Hortenses

Dans un autre monde possible — un monde meilleur, assurément —, Felisberto Hernández (Montevideo, 1902-1964) serait tout simplement reconnu comme l’un des grands noms de la littérature mondiale. Il y aurait certes quelques énergumènes pour lui dénier tout talent et prétendre que c’est un auteur surfait, mais nous les traiterions un peu comme nous traitons les fans de polars, de Houellebecq ou d’Édouard Louis, en hochant la tête tout en souriant poliment : « Allez, allez, il faut nous laisser tranquilles à présent ».
Malheureusement, nous vivons dans le monde réel. Et dans ce monde-là, non seulement les polars, les livres de Houellebecq et ceux d’Édouard Louis ont envahi les tables des librairies, les pages des journaux et les écrans des télévisions (sans que personne ne prenne jamais le temps de se demander : Mais qu’est-ce qui peut bien pousser les gens à dépenser de l’argent pour lire ce genre d’âneries ?), mais surtout les livres sont mal faits, truffés d’erreurs et de fautes grossières, comme celles qui consistent par exemple à écrire « Hernàndez » à la place d’« Hernández » sur la couverture d’un livre de cet auteur, à le faire décéder un an avant sa mort en quatrième de couverture, ou à situer, en page de titre, l’« Uruguay » en « Urugay ».
Si cette dernière maladresse n’était pas à l’évidence une grossière opération de propagande des partisans de la soi-disant Manif pour tous, propagande destinée à saper le moral des rares lecteurs français qui ne sont pas encore tombés dans l’indigence culturelle la plus totale, on devrait encore se poser cette question : Est-ce que quelqu’un relit les livres chez Points ? Et y répondre par la négative : Littéralement, personne. Mais ne nous emportons pas ; c’est cela, plus prosaïquement, le prix qu’il faut être prêt à payer aujourd’hui en France pour avoir le plaisir de lire Les Hortenses du grand écrivain uruguayen, Felisberto Hernández.

Pianiste et écrivain, maître dans l’art exquis de la « forme brève », Felisberto Hernández pourrait incarner une sorte d’anti-Borges, explorant une autre dimension du « climat d’étrangeté » qui nimbe la région du Río de la Plata et renvoyant ainsi, depuis l’autre rive du monde, une image inversée et sensualiste de l’aède portègne. Mais ce serait là une présentation bien caricaturale de la poésie en prose d’Hernández. Écriture sans pareille, elle modifie insensiblement le quotidien, laisse glisser lentement la mélancolie banale sur la vie pour faire apparaître une dimension autre, qui dépasse l’ordinaire, en donne une version impossible à atteindre si ce n’est par la fiction, mais une version pourtant si juste, si précise, tellement réelle bien qu’étrange.
Les histoires d’Hernández sont peuplées de paupières, de grosses femmes, de vaches, de naines, de chevaux, de poupées. Il y règne un climat ambigu, à mi-chemin entre la folie et l’ironie, une atmosphère de sexualité bizarre qui n’a toutefois rien de pathologique, les personnages donnant souvent l’impression de s’arrêter sur le seuil, portés par un désir qu’il ne semble pas toujours nécessaire s’assouvir. Et quand il s’assouvit, ce n’est pas là que se trouve la chute de l’histoire, qui n’en a pas besoin, à vrai dire. Ce n’est pas qu’elle pourrait continuer encore indéfiniment, l’histoire, ou infiniment, c’est que la tension — languide, insidieuse — qui s’est créée, cette tension ne peut pas se relâcher. Un peu comme si, en musique, une cadence ne se résolvait jamais, comme si l’harmonie des accords était toujours en progression. Dans un monde qui n’est pas d’emblée mystérieux, mais où le mystère s’élabore — par l’action des personnages, leurs comportements, leurs croyances —, l’idée que quelque chose pourrait être résolu semble d’ailleurs absurde. Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème (et en ce sens, donc : ni pathologie, ni thérapie non plus), mais seulement des événements.
Julio Cortázar avait sans doute de bonnes raisons de disqualifier l’appellation « littérature fantastique », comme il le fit dans le texte donné en préface à ce volume. Néanmoins, Hernández ne nous permet-il pas justement de comprendre que le « fantastique » n’est pas le jeu pur et libre de la fantaisie, de l’imagination de l’auteur ? Mais que, bien au contraire, c’est la réponse à l’appel lancinant et irrésistible à faire dériver le réel dans la mer onirique de la fiction. En effet, le fantastique ne résulte pas de l’envie de mettre en scène une sorte d’opposition frontale et terme à terme, contraire contre contraire, entre la réalité et la fiction ; c’est la forme que prend la nécessité de maintenir la dualité entre la réalité et la fiction qui est au cœur de notre existence même. Au-delà de l’opposition stricte, il y a tout un ensemble de relations entre le réel et le fictif que la littérature peut explorer.
Ainsi de la scène décisive du « Crocodile » où le narrateur, pianiste ambulant qui par nécessité devient aussi vendeur de bas, s’aperçoit en s’amusant avec un enfant qu’il peut pleurer sur commande. Rien dans le récit ne nous permet de dire avec certitude si cette faculté lacrymale est feinte ou bien si elle procède d’une certaine sincérité. C’est une manière de talent que le narrateur exploite pour vendre ses bas. Mais comment ne pas supposer que c’est aussi une grande tristesse qui remonte à la surface, pour ainsi dire, plaçant le narrateur dans une position d’extériorité par rapport à lui-même, ou plutôt par rapport à celui qui pleure en lui ? Comment nier (sans pour autant tomber dans une sorte de psychanalyse facile, qui n’a guère d’intérêt ici) que la facticité du comportement répond à quelque émotion qui vient de l’enfance, ou qui se manifeste face à l’enfance, et transforme toute la vie de celui qui est devenu adulte ?
Ce qui me semble faire la force littérale des histoires d’Hernández, c’est que l’auteur n’en sait pas plus que ses personnages, qui eux-mêmes n’en savent pas plus que les lecteurs. En ce sens, il n’y a pas d’énigme, pas de mystère à percer. « Qu’est-ce que le bruit des machines dans “Les Hortenses” ? » n’est pas une bonne question (comme si l’on pouvait s’attendre à ce que la nouvelle y apporte une réponse claire et sans équivoque). Il enveloppe, il provoque, il appelle : il fonctionne. C’est le commencement sans origine et la finalité sans fin de l’histoire, le récit même qui se raconte sans s’initier, sans achèvement possible, sans initier : « À côté d’un jardin, il y avait une usine, et les bruits des machines passaient entre les arbres et les massifs. » L’histoire est tout entière dans cette phrase, la première de la nouvelle, qui n’est pas littéralement la dernière phrase de la nouvelle, mais en contient pourtant tout le sens, le déroulement, dans la résonance incessante du bruit des machines. Si le début est la fin et la fin le début, autant dire qu’il n’y a ni fin ni début. Mais ce n’est pas une boucle formelle, toujours un peu factice ou artificielle, à laquelle nous avons affaire. Cette circularité manifeste que ceci est tout ce qu’il y a, tout l’horizon : le bruit, le bruit permanent que rien n’empêche, le bruit des machines qui transmet sa signification insensée, comme si les âmes voyageaient et communiquaient entre elles par l’intermédiaire de corps sans vie.
Il y a des phrases d’Hernández qui sont trop justes pour être trivialement vraies. Elles saisissent en une scène à peine esquissée des pans entiers de l’existence, elles effleurent quelque chose que nous croyons trop souvent au-delà de nos forces, au-delà de notre vocabulaire. « J’étais un peu déçu par la vie mais je faisais attention à ne pas me faire écraser » (« Le cœur vert ») est l’une de ces phrases. Elles laissent planer dans l’air un sentiment que l’on tenait pour indéfinissable ; c’est qu’il fallait moins chercher à le saisir que le laisser flotter, en suspension autour de soi. D’autres phrases finalement semblent destinées à résumer la totalité de l’intention littéraire de leur auteur, un univers onirique où il n’y a pas de dernier mot, point de parole qui révèle ou explique, simplement des expériences :

« — Dites-moi la vérité : pourquoi se suicide-t-elle, la femme, dans votre histoire ?
— Oh, c’est à elle qu’il faudrait le demander.
— Ne pourriez-vous pas le faire ?
— Ce serait aussi impossible que de demander quelque chose à l’image d’un rêve. »

(« Personne n’allumait les lumières »)

Felisberto Hernández, Les Hortenses, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Laure Guille-Bataillon. Précédé d’une préface de Julio Cortázar et d’une lettre de Jules Supervielle. Paris, Éditions Points, 2016.

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