Ça faisait combien que je toussais ? Peut-être cinq, six semaines, peut-être que ça faisait sept semaines que je toussais. Je ne sais plus. Enfin bref, aucun intérêt. Ça faisait plusieurs semaines que je toussais, et la toux ne voulait pas passer. J’avais d’abord fait venir un médecin quand j’avais eu une conjonctivite, me disant bon, si la toux commence à remonter dans les yeux, où va-t-elle s’arrêter ? C’est ce que j’avais demandé au médecin, d’ailleurs, dites-moi, si la toux commence à remonter dans les yeux, où va-t-elle s’arrêter ? Mais le médecin m’avait assuré que la conjonctivite n’avait rien à voir avec la toux ou qu’en tout cas la toux ne remontait pas dans les yeux, non, et donc que je n’avais pas à craindre qu’elle continue de remonter, jusqu’au cerveau peut-être, ou qu’elle descende, au contraire, non plus, non, jusques aux pieds. Il m’avait prescrit un sirop pour la toux et un collyre pour les yeux. Le collyre, je dois le dire, avait plutôt bien fonctionné et, au bout de quelques jours, il n’y avait plus de traces de la conjonctivite. J’avais simplement les yeux rouges. Mais pas à cause de la conjonctivite, non, à cause du traitement contre la conjonctivite. Oui, cela peut sembler un peu confus, un peu bizarre, un peu contradictoire, enfin, on peut avoir l’impression que quelque chose dysfonctionne, mais en fait les deux rouges n’avaient en commun que la couleur, pas la cause ni les effets, qui étaient exactement opposés, seul le premier était infectieux ou viral ou sidéral, je ne sais plus, et le second simplement coloré. Rouge quoi. La toux, elle, en revanche, non, elle ne passait pas. Le sirop que le médecin m’avait prescrit avait beau être plein de E217, B412, et autre chlorure d’uranium, rien n’y faisait. Je continuais de tousser. Je n’aurais pas pu le prouver, et je ne le peux toujours pas, non, même si mon récit devrait quand même plaider en faveur de cette théorie, mais j’avais réellement l’impression que je toussais plus depuis que j’avais pris le sirop prescrit qu’avant. À vrai dire, j’avais la sensation que chaque jour, la toux devenait plus forte, et qu’en plus, elle s’installait. Un matin, j’eus même peur que la toux ne fût pas qu’un simple épisode de ma vie, un incident comme j’en avais déjà connu tant, mais qu’elle devînt chronique, qu’elle durât aussi longtemps que ma vie même. J’ai voulu rappeler le médecin, mais je me suis dit que c’était à cause de lui que la toux s’était aggravée, à cause de son sirop de malheur. Je ne l’ai donc pas appelé, j’ai continué de tousser. De plus en plus. Quelques jours plus tard, un ami est venu me rendre visite à l’appartement. Comme il n’avait pas l’air d’oser aborder le sujet de mes quintes de toux, je lui ai fait remarquer que je toussais depuis plusieurs semaines, peut-être-trois, mais pas encore quatre. Il n’a pas eu l’air plus alarmé que ça, même pas quand je lui en ai fait écouter une, particulièrement sonore, virulente, wagnéroboulézienne, pensé-je en riant en toussant. Il me regarda un peu étonné et voulut changer de sujet, mais j’insistai. Alors, il me dit que, lui, quand il toussait, il prenait généralement un sirop à base de lierre grimpant, quelque chose de parfaitement naturel, de parfaitement sain, et de très efficace. Les plantes, on dira ce que l’on voudra, mais c’est quand même ce qu’il y a de mieux, prit-il le soin d’ajouter. Je fis la moue. Je ne me montrais pas sceptique, non, mais l’étais pourtant tout de même un peu. Je ne suis pas un fanatique absolu des trouvailles de l’industrie chimique, des miracles de l’industrie pharmaceutique, je n’admire pas précisément la réalisation de milliards de profit sur le dos de cadavres de malades qui n’étaient pas, il y a peu encore, en phase terminale, mais je ne me suis jamais senti d’affinités herboristes non plus, et je considère avec méfiance les individus qui se nourrissent de graines, se soignent avec des racines, et embrassent les arbres. C’est vrai. Sauf que je n’avais pas l’intention de continuer de tousser toute ma vie. Il fallait que ça s’arrête. Je profitais d’une pause dans la conversation (je venais à nouveau de tousser bruyamment) pour m’excuser auprès de mon ami et, après l’avoir mis dehors, me précipitai à la pharmacie la plus proche où je demandai le remède grimpant. Au bout de quelques jours de traitement, je toussais encore. J’appelai mon ami pour me plaindre : Quand même, tu exagères. Oui, je sais bien que tu n’es pas médecin. Heureusement, d’ailleurs parce que bon. Oui oui. J’exagère. Non non. Tu n’y es pour rien. Mais quand même, cela fait des jours que j’avale ton horrible breuvage, et je tousse encore. Je toussai alors pour me faire entendre. Peut-être que chez toi, les symptômes disparaissent au bout de trois à quatre jours, mais pas chez moi. Je te croyais un ami, quelle déception. Quelle désillusion. Non, ce n’est pas exagéré. Adieu, dis-je enfin dans une ultime quinte de toux. J’étais sur le point de m’étouffer quand j’eus soudain une idée. Enfin, une idée, non, je n’eus pas une idée. C’était plutôt comme si une voix s’était adressée à moi pour me la souffler. Un peu comme si la quinte de toux elle-même pouvait parler, que moi je pouvais l’entendre, et la pouvais comprendre, ou qu’au milieu d’une de mes innombrables quintes de toux, j’étais parvenu à distinguer la voix de la raison. La mer, dit la voix de la raison. J’ouvris de grands yeux. Et bouche bée, pensai bien sûr. Il y eut un silence. Une autre quinte de toux. L’air de la mer te fera du bien, ajouta enfin la voix de la raison. Mais bien sûr, comment n’y ai-je pas pensé plutôt ? me demandai-je quand la voix de la raison se fut tu. L’air de la mer, c’est bon pour tout, même pour la toux. Je cherchais un hôtel au bord de la mer, pas sur la côte méditerranéenne, non, les gens qu’on trouve dans ces contrées sont trop vulgaires, là-bas ils vivent débraillés, dépoitraillés, parlent fort, mais sur la côte normande. Tant pis s’il fait froid, pensé-je, c’est justement de l’air pur qu’il me faut, pas chargé des miasmes de millions des baigneurs, tous ces touristes qui s’agglutinent chaque été le long de la côte méridionale. Ce qu’il me faut, ce n’est pas cela, mais un souffle frais, vivifiant. Je trouvai rapidement un hôtel, appelai, appris qu’il restait encore des chambres libres et pris ensuite le premier train pour la côte. J’arrivai le soir et ne pus pas aller voir la mer immédiatement, mais j’eus le sentiment que déjà quelque chose se produisait, en moi, oui, comme si mes poumons devenaient plus légers, plus vides, et moi, évidemment, moi, de respirer mieux. Je déclarai à la réception que je dînerais dans ma chambre via le service d’étage et vidai mes bagages pour m’installer. Ensuite, je m’allongeai sur le lit et m’endormis, je crois, instantanément. Je fus réveillé en pleine nuit par une toux sèche et rauque. Il était une heure quarante-sept du matin. Je le sais parce que j’ai regardé l’heure sur mon téléphone. J’ai toussé. Regardé l’heure et toussé de nouveau. Une heure quarante sept, précisément. Toux sèche et rauque, ai-je dit. J’eus l’impression qu’un animal parlait en moi. Pas la voix de la raison comme la veille, quand je l’avais entendue qui me conseillait d’aller respirer l’air de la mer. Un animal qui pourrait parler. Mais les animaux ne peuvent pas parler, pensé-je, entre deux quintes de toux. Si c’était vrai ou si ce ne l’était pas, que les animaux pouvaient ou ne pas parler, à vrai dire, je ne le sais pas. C’est ce que j’aurais dit, moi. Tout ce que je sais, c’est que je toussais jusqu’à une heure cinquante-sept du matin avant de me rendormir aussi instantanément qu’en m’allongeant en début de soirée sur le lit de ma chambre d’hôtel. Au réveil, j’appelai le service d’étage, mais ne pus pas parler. Aucun son ne sortait de ma voix. Je fus étonné, certes, oui, mais surtout par le fait que je ne toussais plus. J’essayai bien, mais rien ne voulut sortir. J’essayai bien de parler aussi, mais rien ne sortit non plus. J’entendais la voix au bout du fil me dire Allô Monsieur, que puis-je faire pour vous ? mais ce qu’il pouvait faire pour moi, moi, je ne pouvais pas le lui dire. Tant pis, j’irais le voir en personne, me dis-je, et parviendrais bien à me faire comprendre. Je passai dans la salle de bains, fis ma toilette, et descendis à la réception. Là, j’essayai de reprendre la conversation que j’avais entamée un peu plus tôt, mais évidemment, rien ne se passa, je n’arrivai pas à me faire comprendre. Je pris un bloc-notes qui se trouvait sur le comptoir et griffonnai rapidement que je souhaitais prendre mon petit-déjeuner. On me dit que oui, tout de suite, Monsieur, mais je corrigeai. Après. D’abord, je vais aller me promener sur la plage. Bien entendu, Monsieur, me répondit le réceptionniste. Qui me regardait d’un drôle d’œil. Comme je ne parlais pas, je ne pus pas lui en faire la remarque, mais si j’avais pu parler, je n’aurais pas eu à la lui faire parce que c’était justement à cause de mon extinction de voix qu’il me regardait d’un drôle d’œil, et même si j’avais pu parler et qu’il m’avait regardé d’un drôle d’œil, je crois que je n’aurais rien dit, peut-être qu’il souffrait d’un strabisme, ou quelque déformation du genre, et il est vrai qu’il vaut mieux éviter de commettre ce genre d’impairs. Enfin bref, je sortis de l’hôtel et me dirigeai vers la plage. C’est vrai qu’il fait frais, me dis-je à moi-même. Peut-être aurais-je mieux fait d’aller sur la côte méridionale, après tout, ajoutai-je. Je ne répondis rien à cette remarque, de toute façon, je ne supporte pas la vulgarité, les gens débraillés et les poitrails poilus qu’on arbore fièrement à défaut de virilité, mais ce n’était pas pour cette raison. C’était parce que je venais de me rendre compte que je pouvais me parler à moi-même. Je ne pouvais plus parler à personne (je venais d’en faire l’essai en croisant plusieurs marcheurs du bord de mer aussi matinaux que moi, et je n’avais rien trouvé à leur dire, incapable comme je l’étais d’allier la parole au geste, ce qui me valut encore quelques regards suspicieux, un salut cordial accompagné d’une bouche ouverte sans rien dedans, n’attire pas la bienveillance, décidemment), mais je pouvais me parler à moi-même. Ce n’était pas une grande découverte, j’en conviens, mais je n’en avais jamais fait l’expérience. Enfin, oui, bien sûr que j’en avais déjà fait l’expérience, mais je n’avais jamais fait l’expérience de l’étrangeté de ce phénomène qui consiste à se pouvoir parler sans pouvoir parler à personne. Car, le problème, je m’en aperçus rapidement, c’est que je n’avais rien à me dire. J’aurais dû trouver une solution, ou du moins la chercher, mais je n’avais littéralement rien à dire. Je ne vais tout de même pas me faire la conversation, ai-je dû penser, ou quelque chose comme cela, mais je ne le sais pas puisque je ne me parlais pas. J’ai traîné sur la plage un certain temps, je ne sais pas combien, je ne sais même pas si j’étais sur la plage, il n’y avait plus que des sensations éparses sans noms et que rien ne reliait entre elles, des riens anonymes juxtaposés dans le chaos ou simplement posés là ou ailleurs, n’importe où peu importe, les uns à côté des autres ou même pas, je ne sais pas je ne parlais pas. Finalement, mes pas me conduisirent jusqu’à l’hôtel où l’on me fit asseoir devant une table où je pris ce que je suppose à présent avoir été un petit-déjeuner. Mais cela aurait pu être n’importe quoi. Ensuite, on m’a reconduit à ma chambre. Comme je ne disais rien, je suppose qu’on a décidé pour moi. Je me suis réveillé à quatre heures douze, l’après-midi. Je le sais parce que j’ai regardé ma montre après la première quinte de toux. Après la seconde, je n’ai plus rien pu faire. Rien que tousser. Tousser et tousser encore. Je me suis levé du lit, mais je n’ai pas pu me tenir debout, j’étais plié en deux, incapable de faire autre chose que tousser. Et puis, soudain, je me suis redressé, comme un arbre, comme un homme, je ne sais pas, comme quelqu’un comme moi. Je me suis redressé et j’ai toussé de plus belle, encore plus fort, encore plus violemment. J’ai eu l’impression que la toux faisait trembler les vitres, comme si le mur du son était franchi à chaque quinte, mais personne n’est venu taper à la porte, alors, comme ça ne devait pas faire tant de bruit que ça, j’ai continué de tousser. Combien de temps ? Aucune idée. Je sais simplement que la dernière quinte de toux fut la plus violente. Je ne respirais plus depuis un certain temps déjà quand j’ai expulsé tout ce qu’il restait dans mes poumons. D’un coup d’un seul. Je n’ai plus rien entendu. Je n’ai plus rien vu. Enfin, non, ce n’est pas vrai, j’ai vu quelque chose, mais c’était noir, aussi dis-je que je n’ai rien vu, comme si le noir ne pouvait pas être vu, ou comme si voir du noir, c’était comme ne rien voir. Et puis, je l’ai vu. Il était juste devant moi. Je ne sais pas s’il me ressemblait ou si je le trouvais familier. Nous venions quand même de passer un bon moment ensemble. Peut-être qu’il me ressemblait. Mais pas au point d’être identique à moi, non. De toute façon, c’était un autre. Je me suis contenté de le regarder pendant quelques minutes. Et lui n’avait pas l’air de faire autre chose que moi. Nous sommes donc restés là ces quelques minutes de plus. Au bout de ces quelques minutes en plus, je me suis dit qu’il fallait peut-être que je lui dise quelque chose, mais il ne m’en a pas laissé le temps. Non. Il m’a dit : Ça fait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler.
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