0. Le sens n’est pas l’ennui, n’est pas la mort, est même le contraire, tout le contraire. En plus, il n’y en a pas qu’un. Non. Mais plein. Penser, avoir des idées, réfléchir, s’interroger, faire preuve d’esprit critique (à supposer qu’il ne soit pas parfaitement ridicule de s’exprimer ainsi par les temps qui courent, voire stagnent, plutôt) n’est pas épuisant, n’est pas fatigant. C’est de l’absence de pensée que proviennent en revanche la fatigue, la mélancolie, l’ennui et, enfin, quoi ? La mort. Mort molle. Évidemment. Comme tout ce qui provient de l’uniformité, de la répétition indéfinie et potentiellement infinie du même.
0,1. L’Occident a, prétend-on, imposé une vision non cyclique du temps, un conception orientée de l’histoire qui, telle une flèche, fffffuit, va de l’avant, toujours plus loin, progresse infiniment. Sauf que ce récit est faux. Ou, du moins, est-il devenu caduc : jamais l’histoire n’a été si cyclique, car c’est toujours la même chose qui se répète, les mêmes événements qui se reproduisent à intervalles réguliers, récurrence du même qui confine les événements à l’absence. Il n’y a guère que durant les trêves des championnats sportifs que le temps cesse d’être cyclique — pour devenir vide. Personne ne sait très bien qui a imposé ce conjoncturel retour du même, qui a décidé que désormais les choses recommenceraient toujours de la même façon et qu’on aurait toujours l’impression de la nouveauté, pourtant, qu’on aurait toujours le sentiment que quelque chose de neuf est en train de se produire, que cette fois, non non non, ce n’est pas comme la fois précédente alors même que si, c’est exactement la même chose. Oui oui.
0,2. La Culture, le nouveau Dieu sur terre des humains qui ne croient plus en rien, pas même vraiment en eux-mêmes, sinon Dieu m’est témoin qu’ils feraient autre chose, la Culture est le moteur de ce cyclisme, forme de la vie de milliards de fourmis qui produisent et se produisent, reproduisent et se reproduisent toujours à l’identique, et ont besoin pour continuer leur travail indifférent de s’imaginer qu’elles font quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant. La Culture a fait de ce retour de la même chose à intervalles réguliers des sortes de rituels au cours desquels elle se célèbre elle-même par branche, au cours desquels elle s’admire et surtout vend l’admiration qu’elle affecte de se porter à elle-même. Car rien n’assure le spectateur médusé que ce à quoi il assiste n’est pas purement et simplement une parodie de quelque chose qui a lieu il y a bien longtemps, si longtemps qu’il faut consulter les archives de l’histoire de l’humanité pour savoir quand, au juste, quelque chose a eu lieu une première fois — qui avait peut-être alors le parfum de la nouveauté — et que depuis lors on ne cesse de singer parce qu’on ne sait pas vraiment quoi faire d’autre.
0,3. Les singes excellent dans la parodie, c’est leur façon à eux de produire des signes. Et, de l’autre côté de l’écran, le spectateur médusé assiste au défilé de tous ceux qui s’adulent. Le spectateur est médusé, oui, c’est ce que je viens de dire, et l’on m’objectera sans doute que, désormais, le spectateur est aussi un commentateur, qui donne son avis, participe, s’exprime, mais ce commentaire n’est qu’un des termes de l’assistance, il ne change pas grand-chose à la relation asymétrique entre ceux qui défilent et ceux qui assistent au défilé, entre ceux qui parodient et ceux qui parodient la parodie. Mais, de la même manière, on aurait tort de croire aussi que ce spectateur/commentateur n’y est pour rien dans ces exercices de parodie. Il est l’acteur de la métaparodie du commentaire, certes, mais il est aussi la cause que les événements se reproduisent et se reproduiront indéfiniment à l’identique, continueront sans fin de se reproduire à l’identique, car s’il voulait seulement détourner le regard, aller voir ailleurs non pas s’il y est, mais si quelque chose se passe, et quelque chose s’y passe, en fait, quand même personne ne le verrait, s’il cessait de se laisser méduser, alors les choses pourraient être différentes. On ne naît pas médusé, on le devient. Pardon pour la formule, mais comme on le devient vraiment, je n’ai pas vraiment le choix. On devient médusé la toute première fois qu’on s’abandonne à un écran, qu’on regarde quelque chose qui en retour ne nous regarde pas, mais nous transforme injustement en une chose, sans vouloir, sans autonomie, sans force, sans vie, morte molle.
0,4. Mort molle derechef. C’est moins le contenu du spectacle qui méduse que l’attitude. Après tout, il pourrait y avoir n’importe quoi à l’écran, du moment qu’on s’y abandonne, qu’on cesse d’être une personne qu’on regarde quand elle regarde pour devenir une chose qui regarde sans personne qui lui rende ce regard, on devient méduse, pierre parmi les pierres, comme quand le monstre assiste à son propre reflet. Parce que c’est ça donc, qu’on regarde sans le voir lorsqu’on s’abandonne à un écran : son propre reflet, sa propre image, qui a quelque chose d’insupportable pour celui qui regarde tant elle lui ressemble. Et que s’apercevrait-on qu’on regarde si l’on réussissait à voir quelque chose ? Rien. C’est tout ? Eh oui, rien, c’est tout. On ne voit rien. Et dès lors, tout est dans l’attitude, pas dans le contenu, parce que le contenu, c’est rien. Du tout. L’attitude qui consiste à regarder sans rien voir du rien alors que c’est précisément cela qu’il faudrait voir : que nous ne sommes rien. Mais que nous ne sommes pas seuls à être rien. Que nous sommes tous rien. Que, contrairement à ce que la pâle parodie d’un antique spectacle auquel on se force à assister comme on se force à vomir, nous fait accroire — contrairement donc à ce que nous nous faisons accroire nous-mêmes (ne nous y trompons pas, en effet, tout est réflexif dans cette histoire) —, nous sommes tous à la même enseigne du rien. C’est cela qu’il faudrait commencer par voir. C’est cela qu’il faudrait commencer par sentir. Par un étrange jeu de déversement, renversement, disparition, nous avons oublié cette façon de voir les choses. Nous présupposons même le contraire. Avant, en effet (et je vais dater cet avant pour bien faire voir que je ne parle pas dans le vide, à l’instant), avant, disons : quand Dieu existait encore, son existence renvoyait celui qui y croyait à son néant. Tout le monde était égal à zéro devant le Dieu qui était le seul un (un et unique).
0,5. Tous des 0 et un seul 1, c’était ça, la structure de la réalité. Et puis, après, disons : quand Dieu est mort, comme plus personne ne croyait en Dieu, chacun s’est mis à rêver qu’il était un 1 et qu’il y avait des 0 : tous les autres. Tous des 0 et un seul 1, c’était devenu ça, la structure de la réalité. Identique et pourtant radicalement différente, chacun s’imaginant qu’il était devenu le 1, qu’il avait pris la place vide laissée par la mort de Dieu, mais aussi qu’il était le seul, l’unique à jouir de cette propriété, à défaut de tous les autres, les 0, pas comme lui, que nenni.
0,6. Est-ce que Dieu est mort vraiment ou pas ? Ça n’a aucune espèce d’importance. Ce qui devrait en avoir, en revanche, c’est que sa disparition ne change rien à la structure de la réalité de notre point de vue : nous sommes tous des 0, chacun d’entre nous. Et le 1 alors ? Pas si vite. J’ai dit à l’instant que j’allais dater l’avant en question pour qu’on ne m’accuse pas de raconter n’importe quoi. Eh bien, voici. Nous sommes le 22 mars 1662. Il y a bien longtemps, mais pas tant que ça, finalement. Le 22 mars 1662, au Louvre, qui n’est pas encore un musée, une boîte à touristes, mais encore pour un temps la demeure du roi de France, Louis XIV, un provincial de 35 ans, qui n’est pas sans un certain talent pour faire la morale, s’adresse au roi soleil en ces termes précisément :
Ô Dieu, encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.
0,7. C’est vrai qu’il n’est pas mauvais, Jacques-Bénigne Bossuet, et l’on comprend en le lisant quelques siècles plus tard que le roi l’écoute attentivement. Pourtant, que ce doit être humiliant d’être le roi et d’être traité ainsi, comme tout le monde, comme tous les 0 que nous sommes. Que lui dit-il, en effet, Bossuet ? Quels sont les deux mots qui accomplissent l’humiliation, l’égalité absolue de tous les hommes entre eux, leur réduction universelle à zéro ? Nous et moi. « Ô Dieu, qu’est-ce que de nous ? » commence par demander Bossuet. Nous, c’est-à-dire : nous tous, le monarque compris. Et il répond : « Si je jette la vue devant moi ». Nous, le roi et moi, c’est du pareil au même, quand je me regarde, quand je regarde autour de moi, quand je considère l’univers, le temps qui passe en flèche, fffffuit, je vois la même chose que le roi, l’infini derrière moi et l’infini devant moi, et quand je considère l’ensemble, Dieu, le passé, le présent et l’avenir, tout quoi, je vois encore la même chose que le roi. Ou plutôt, quand le roi regardera, il verra la même chose que j’ai vue, moi : que nous ne sommes rien. Nous ne sommes là que « pour faire nombre », dit Bossuet. Quoi de plus horrible à une conscience sans Dieu, qui s’imagine le seul 1 qui compte ? Non, nous ne comptons pas, nous sommes comptés. C’est tout, mais ça n’a rien à voir. Et la conséquence vient si logiquement que c’en est presque naturel : si je n’avais pas été là, moi, il y aurait eu quelqu’un autre à ma place, après tout, 0 = 0.
0,7. Voilà la date, le 22 mars 1662. Le mot : « la pièce n’en aurait pas moins été jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre ». Et la chose, enfin : un 0 tout rond. Nous sommes tous des 0 tout ronds, le roi et moi. Nous sommes tous identiques, radicalement égaux, reconduits à notre rien essentiel. C’est terrible. C’est si beau. C’est le stade critique de la pensée. Quand la conscience regarde en elle comme en de l’eau claire, pure, transparente, et qu’elle voit qu’il n’y a rien, pas même de l’eau, que ce n’est qu’une vulgaire métaphore, que c’est moi qui suis là, en effet, mais qu’il aurait pu s’agir d’un autre que moi, indifféremment, de n’importe qui, puisque tous les 0 se valent. Il faut être fort pour supporter une telle pensée, une telle faiblesse, une telle débilité, une telle nullité — et ne pas mourir. Parce que c’est ce qui est si beau : c’est une parole pleine de vie. Que Dieu soit mort ou pas, cela ne change rien à l’affaire : je ne suis rien, mais je suis là, alors autant faire quelque chose, mais pas rien. Voilà le passage du 0 à 1. Être rien me condamne à faire quelque chose. Tandis que si je suis déjà quelque chose, je n’ai rien à faire puisque je le suis déjà. La beauté du néant n’est pas qu’on s’y abîme, qu’on s’y plonge pour disparaître. On ne disparaît pas dans le néant. Non, on disparaît dans l’eau claire, pure et transparente de l’étang de l’être. On s’abandonne à ce que l’on est déjà. On peut se contempler, admirer sa propre image, parodier à l’infini ce que nous sommes parce que c’est ce que nous sommes. Exploiter sans vergogne la tautologie ultime : je suis ce que je suis, l’admirer, la clamer, haut et fort, et s’en délecter indéfiniment. Parodie et parodie de la parodie et ainsi de suite — nous sommes tous déjà quelque chose que nous pouvons aimer.
0,8. Je crois que Bossuet est allé trop loin. Il en a trop dit. Trop franchement. Trop crûment. C’est peut-être pour cette raison que Louis XIV finira par déménager à Versailles, pour fuir le lieu de ce cruel apprentissage, le lieu où il s’est dit : Ah bon, même moi, je ne vaux pas plus qu’un autre. Après Bossuet, il semble difficile d’exister parce qu’il ne suffit pas d’être, d’être là, de simplement respirer pour valoir quelque chose. Au contraire, même, puisque je ne vaux rien. Et cela ne changera jamais. Mais alors quoi faire ? Eh bien, quelque chose. Oui, mais quoi ? C’est alors qu’il faut penser. Exercer ses talents. Travailler, mais travailler vraiment, pas toucher son salaire, non, inventer quelque chose. Bref, faire quelque chose de soi. Les parents désespérés ont raison de demander à leurs enfants désespérants : Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? parce que ça ne va pas de soi ce qu’on va faire de soi. Les enfants désespérants ont conscience de leur nullité. On leur fait accroire qu’ils ne valent rien par opposition aux autres. Mais c’est faux. Absolument faux. De même, quand un mauvais imitateur du roi soleil prétend qu’il y a ceux qui sont quelque chose et ceux qui ne sont rien, lui, le roquet paternaliste qui n’a pas d’enfants, perpétue pourtant le mensonge des mauvais parents désespérés : tu n’es qu’un vaurien. Mais nous sommes tous des vauriens. Et le mauvais imitateur du roi soleil ferait mieux de lire Bossuet plutôt que de parler à tort et à travers. Car Louis XIV le savait, que sa superbe n’était rien, ne valait rien, que son 1 équivalait au 0 de Bossuet, au 0 de tous ses sujets.
0,9. Mais les temps ont changé. Les temps changent tout le temps. C’est un peu désespérant. Comme les enfants. Nous croyons désormais qu’il y a ceux qui valent quelque chose et puis les autres, qui ne valent rien. Et chacun rapporte à soi-même la valeur de tous. C’est moi le 1, toi, tu ne vaux rien. La leçon de Bossuet est tout autre : qu’il faut partir de 0. Toujours partir de 0. Et faire quelque chose avec si peu, avec rien. S’efforcer de compter jusqu’à 1.
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