4.1.18

À force de vouloir que tout et tout le monde soit moderne, rien ni personne n’est moderne. Évidemment. Tout est en revanche vulgaire, commun, daté dès le moment où il a lieu, produit d’une injonction à être moderne qui passe sur-le-champ. Ne serait-il pas temps que l’Europe, faute de mieux, l’Europe qui a inventé l’idée même de modernité un jour ou l’autre au cours du dix-septième siècle, admette enfin que c’est une idée datée, qu’elle est exactement dépassée, et qu’il conviendrait par conséquent d’en prendre congé ? On ne peut pas attendre d’un continent tout entier qu’il soit conséquent, non, mais de quelques-uns des ses habitants, peut-être, qui sait ? À la place de la modernité, que mettrait-on ? Mais rien, précisément. Qu’y a-t-il de plus ennuyeux, de plus lassant, de plus répétitif, que l’appel constant à être moderne ? Tout le monde veut croire au progrès. Tout le monde veut laisser le monde ancien derrière lui, loin derrière lui. Tout le monde veut sortir du siècle, de l’année, du mois, et caetera en descendant jusqu’à la plus petite unité, qui vient de s’achever. Pourquoi ? Eh  bien, pour recommencer. Commentant l’Exposition universelle de 1855, Baudelaire, magnifique antimoderne, à propos de ce fanal obscur, laissait « de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ? » Questions qui valent toutes les réponses que les administrateurs de biens qui s’efforcent de mener le monde peuvent bien apporter par la profonde logique de la victime-bourreau, du couteau-plaie, qu’elles tracent — la grande vue qui voit une chose et son envers en même temps.

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