En pensant à cette phrase d’Adorno que j’ai lue hier, je me suis fait plusieurs remarques au cours de la journée : que l’opposition apparence contre essence y était quelque peu hors-sujet, qu’elle était en fait une manière pédante de dire que les gens prennent des vessies pour des lanternes, que dès lors cette phrase avait des chances de ne pas être tout à fait fausse, que les gens habitués comme ils l’étaient à regarder des vessies à longueur de journée ne savaient même plus voir les lanternes, qu’ils confondaient la petite ampoule qu’on leur agite sempiternellement sous le nez comme un astre lumineux avec le soleil même, mais qu’une fois que l’on avait tout dit cela, on n’avait peut-être pas dit grand-chose, que pour dire quelque chose il faudrait enfin courir le risque d’être un moraliste, c’est-à-dire d’étudier nos mœurs avec de grands scrupules et pas l’ombre d’une concession. Or, cette moralité-là, ceux qui devraient l’entendre, ceux à qui elle serait destinée au premier chef parce qu’ils sont vivants au moment qu’on la formule ne sont sans doute pas à même de l’entendre. Par un ironique et double effet de retard et d’avance, les contemporains sont toujours ou bien frappés d’obsolescence ou bien déjà posthumes. D’où l’impression, je suppose, de parler quelquefois dans le vide — pour ne pas dire : la plupart du temps. Faut-il se taire pour autant ? Eh bien, probablement. Ou alors garder un silence qui doit beaucoup à la circonspection. On accorde peut-être trop d’importance à la publicité, au fait pour une chose quelconque d’être publique, comme si c’était un gage de qualité, comme si une chose gagnait à s’exposer de la sorte aux yeux de tous. Il est vrai qu’à une certaine époque, le fait que tout puisse être porté à la connaissance du public devait consistuer un progrès, par opposition à l’arbitraire d’un pouvoir qui s’acharne en secret, mais cela participe désormais de l’obsolescence dont je parlais à l’instant — tout n’est pas seulement porté à la connaissance du public, mais n’importe quoi, surtout, plongeant ainsi ce qui aurait pu constituer le point de départ d’une démocratie dans une confusion d’où il est douteux que quoi que ce soit de bon sorte jamais. Que quelque chose puisse être privé est sans doute un luxe, mais il faut savoir l’apprécier et le cultiver.