Pierre à Marseille. Rendez-vous au Cours Julien. Un peu en avance, comme toujours. Marche sur la place. Odeurs de beuh. Groupe à l’autre bout qui écoute du reggae. En approchant, le ton monte. Cris d’embrouille. Une femme surtout. Le ton monte encore. Personne ne s’arrête. Du café d’à côté, des voix se font entendre pour qu’ils se taisent — surtout elle. De plus en plus fort. Je ne sais pas ce qu’elle dit, mais un type attablé lui répond en français : Je suis pas français, moi, je suis un bougnoul / un rebeu (je ne suis pas sûr), en se touchant le visage de la main droite. Juste avant, j’ai pris une photo de mon nouveau short et de mes nouvelles chaussures au-dessus de la fontaine horizontale du Cours Julien, « En attendant Pierre », ai-je dit en légende. Je continue de descendre vers le Conservatoire. Quand je croise Pierre, qui trouve que je rêve, flâne, je ne sais plus, à vrai dire, ce que je fais. Il a raison, après tout : je l’attendais. On s’assoit à l’ombre, il fait chaud, commande une bière blanche chacun. Odeurs de beuh, tout le temps. Mais c’est comme ça, ici, non ? Tout de suite après avoir croisé Pierre, je lui ai dit merci de m’avoir donné rendez-vous ici, cela faisait une éternité que je n’y étais pas venu. Rien n’a changé. En espérant que rien ne change. Jamais. Ou un peu. Un tout petit peu, mais c’est tout. Parfois, plus tard, en parlant avec Pierre, je penserai : Ici quelque chose résiste, se refuse à disparaître, dans l’oubli, le néant. Mais, en fait, ce ne sont peut-être que des vapeurs de ganja. À un moment de la conversation, je dis à Pierre : Tu sais quand je suis arrivé à Paris, j’ai travaillé pour AWP, un cabinet d’architecture, et quand je suis parti, le philosophe de l’agence qui m’avait engagé (il s’appelait Marc Armengaud, mais je n’ai pas dit son nom) m’a dit : merci, avec toi j’ai pu parler français. À la fin, Pierre me dit la même phrase, presque mot à mot. Œil rieur. Parler français, ce n’est pas une histoire de belle langue, de langue classique, de vrai ou de faux français, de Capitale ou d’ailleurs — la seule personne avec laquelle j’ai eu l’impression de parler français à Paris avait la double nationalité Suisse – Argentine, n’était pas français —, mais de langage, d’immersion suffisante dans le langage pour que quelque chose en sorte. Pierre me parle de Warburg, des Hopis, de son livre, le troisième de la trilogie, comment il le repense, le reprend, comment il change de style pour le finir alors même qu’il croyait l’avoir fini. Nous parlons la même langue. La langue des Indiens. Gavagai, je lui dis que je m’étais demandé avec Quine ce que ça pouvait bien pouvoir vouloir dire : lapin, segment de lapinité, tiens v’là un lapin. Je traduisais ça en « Anglais pour philosophes » (ça ne s’invente pas) avec Jean-Maurice Monnoyer. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire parler ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire se parler ? Je ne sais pas. Quand je rentre, je dis à Nelly toute l’estime que j’ai pour Pierre, parce qu’avec lui, je peux parler. Avec qui puis-je parler ? Je peux compter le nombre sur le bout des doigts d’une main. Encore sait-on jamais ? ladite main est-elle amputée. À un moment tu te dis : on se comprend, et c’est tout. Comme quand je parle avec Serge, depuis que j’ai dix-sept ans. J’aime bien parler. J’aime tellement parler que, parfois, je parle tout seul. P E R S O N N E. Mais je préfère parler à quelqu’un, quand même. Sauf que, souvent, il n’y a personne. Pas physiquement. Non, physiquement, il y a toujours quelqu’un. Non mais moralement. Une parole morale. Pense à ça. Demande-toi ce que cela pourrait bien être. Une parole morale.
Ce soir, Daphné, qui me l’avait réclamé depuis plusieurs jours de suite, m’interrompt alors que je m’apprête à le réciter et me dit non papa c’est moi. C’est moi quoi ? La lune blanche / luit dans les bois ; / de chaque branche / part une voix / sous la ramée… ô bien-aimée. / L’étang reflète, / profond miroir, / la silhouette / du saule noir / où le vent pleure… / rêvons, c’est l’heure. / Un baste et tendre / apaisement / semble descendre / du firmament / que l’astre irise… / C’est l’heure exquise. Par cœur, le poème. De Paul Verlaine, dit-elle. Mais elle le sait depuis six mois, au moins (voir supra). Elle ne le récite pas tout le temps, c’est tout. Pourquoi ? Mais les voix de l’enfance sont insondables.
Quand on parlait, Pierre qui lit mon journal, m’a dit qu’il me trouvait énervé, ces derniers temps. Et il a raison. Et il faut que ça change.
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