Daphné, qui n’est pas seulement insupportable, mais aussi formidable, invente des expressions. Dans sa chambre, elle s’exclame : C’est vraiment hypertonique ça alors ! je vais le coller sur le mur pour que les parents le voyent (le voient, Daphné, réplique Papa, le voyent, ça n’existe pas). Quand elle était enrhumée, en effet, la pédiatre lui avait prescrit un pulvérisateur nasal hypertonique, elle a retenu le mot et en a fait un synonyme de super, génial, enfin, c’est ce que je comprends. Elle dit aussi : C’est très chic. C’est moins original, même si j’aime beaucoup l’idée qu’une petite grande fille de trois ans emploie des mots comme chic ; il n’est jamais trop tôt pour être une dandie. La vie n’est donc pas si triste, tu vois ? Est-ce que j’ai jamais dit que la vie était triste ? Trivialement, la vie est ce qu’on en fait. Oui, mais ce n’est pas si simple que ça. Encore faut-il avoir les moyens de faire cette vie. C’est une remarque que m’avait faite David, il y a quelque temps déjà. Et j’avais eu l’impression sur le coup que ce n’était pas une bonne objection. Mais en y repensant après coup, maintenant mais auparavant déjà, en fait, oui, c’est une vraie objection. C’est bien beau de se dire qu’il faut inventer sa vie, qu’il faut faire de sa vie une œuvre d’art, mais encore faut-il en avoir les moyens. Le but d’une organisation de la société ne devrait-il pas être de donner les moyens aux gens (façon de dire que je préfère à membres de la société, qui est ridicule) aux gens de faire ce qu’ils veulent de leur vie, de faire de leur vie une œuvre d’art (de la sculpter, si tu veux filer la métaphore) ? L’organisation de la société devrait tendre totalement vers cette esthétique existentielle, elle ne devrait jamais être qu’au service de l’individu. Ce qui est probablement irréalisable. Aussi, faut-il peut-être penser plus petit, sans doute, envisager des organisations infrasociales ou de micro-organisations sociales, le couple, la famille, plus ou moins étendue, qui ne seraient plus des structures oppressives (le mâle qui domine la femelle et les enfants) mais des moyens d’élaborer des existences en vue de cette fin esthétique. Ce qui ne va pas de soi, loin de là, il suffit d’être parent pour s’en rendre compte. Mais on n’est pas obligé d’opprimer les enfants, sans pour autant les livrer à eux-mêmes dans une espèce de délire faussement libertaire qui consiste à ne rien faire pour eux tout en prétendant le contraire.
Et puis, j’ai écrit un dixième poème. Pourquoi pas ?
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