Chaque fois que j’envisage une nouvelle façon de considérer les choses, je laisse ce journal de côté. Pour marquer une pause, un moment de retrait, quelque chose comme ça, pour me laisser le temps d’aborder les choses sous un angle différent. D’où ce trou d’une semaine dans le calendrier. Sauf qu’évidemment, le calendrier n’importe pas. Ce journal est moins un journal qu’un carnet dactylographié. En plus de tous mes autres carnets manuscrits (3 ou 4 en ce moment — un peu trop, non ?).
J’écris des poèmes.
Ce matin, cependant que j’écrivais un poème, je me suis demandé ce qui pouvait bien expliquer qu’il y ait une époque, que les époques existent, c’est-à-dire : qu’un certain nombre de sujets d’actualité constituent la mentalité de grands groupes d’individus (des populations entières) pendant une période plus ou moins longue. J’ai commencé à m’interroger à ce sujet, hier, quand j’ai lu dans la préface d’un livre que je ne lirai pas, une phrase grandiloquente jusqu’au ridicule qui parlait de tous ces animaux morts que nous avons sur la conscience. Et puis aussi, avec cette histoire de fichu de course qu’on a le droit mais qu’on n’a pas le droit de vendre en France. Ce qui est, pardon d’être si trivial, contradictoire. Donc, problématique. Cependant que les Français s’étripaient comme des bêtes sauvages sur Internet, je suis allé courir — sans fichu sur la tête, évidemment, je suis un homme — dans le parc. Dans le parc, j’ai croisé une jeune femme — elle devait avoir entre seize et dix-huit ans —, qui était couverte de la tête aux pieds de vêtements assez amples, orientaux, seul son visage dépassait, qui n’était pas très beau, pas très laid non plus. Elle n’était pas seule, elle était accompagnée de son père. Je les ai croisés deux fois. Je ne veux pas surinterpréter, mais ils n’avaient pas l’air de se parler. Si je devais surinterpréter, je dirais qu’elle n’était probablement autorisée à sortir de chez elle qu’en compagnie de son père et couverte ainsi, de la tête aux pieds. Mais en fait je n’en sais rien. Je ne me suis pas arrêté, j’ai continué de courir. Et à vrai dire, je n’ai pas d’analyse de la situation à livrer. La seule chose que je puis dire, moi qui ne suis pas un intellectuel humaniste de gauche, c’est que je ne pourrai pas dire, comme Élisabeth Badinter, à propos des femmes voilées, « Eh bien oui qu’elles restent à la maison ! Elles sont déjà enfermées dans leur vêtement. Au moins, elles ne seront pas obligées de mettre la burqa chez elle. C’est leur affaire, pas la mienne. » Remarque qui constitue, pourtant, il faut bien en avoir conscience, un des sommets de le pensée occidentale. Mais je ne dois pas être capable de monter si haut. Moi, je cours sur les rivages de la Méditerranée. Altitude zéro. Niveau de la mer. C’est vrai, néanmoins, c’est vrai que c’est tentant de dire : Ce ne sont pas mes affaires. Et en un sens, ce ne sont pas mes affaires, tout ça. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. En réfléchissant à toutes ces choses qui se passent autour de moi — je dis autour de moi parce qu’elles ne se produisent pas en moi, elles ne se produisent pas pour moi, j’y suis dans une très large mesure étranger —, j’en suis venu à une sorte de conclusion provisoire. Ce matin, en écrivant mon poème, je me suis dit : ce qui constitue une époque, la raison pour laquelle certains sujets d’actualité occupent les esprits de larges ensembles de population, c’est la lenteur d’esprit. Un esprit vif comprend vite, voit ce qui se trame, saisit les enjeux, démasque les supercheries, et passe à autre chose, se fixe un cap, s’efforce de le suivre, en change quand il lui semble qu’il le faut. Et caetera. Les esprits lents traînent. Et surtout, ils aiment à s’exciter. Comme ils ne peuvent se mettre en branle par eux-mêmes, il leur faut une matière, un sujet, quelque chose qui s’agite et les agite. Les énerve. Un peu comme la muleta, quoi. D’où toutes ces polémiques d’où jamais rien ne sort. Que du mauvais. Mais ce n’est pas une analyse très charitable. Aussi, n’est-elle probablement pas juste. Tant pis, moi non plus, ce ne sont pas mes affaires.
Je n’ai pas d’avis sur la question. Je me pose des questions.
Sortez de chez vous.
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