Si l’apparence n’est pas la réalité, qu’est-ce que la réalité ? La désapparence des choses ? Parce que les choses, semble-t-il, ne peuvent pas s’empêcher d’apparaître, est-ce que la réalité, c’est quand les choses se cachent, deviennent secrètes ? Est-ce que la réalité est la vie privée des choses ? Ce qu’elles sont quand il n’y a personne pour les regarder. Avoue que c’est un peu l’idée que l’on s’en fait, non ? Je réfléchis tout seul. C’est bon pour la santé mentale, c’est ce que je me dis, en tout cas. À force de ne plus réfléchir tout seul, penser est devenu quelque chose de vulgaire. Tout le monde a quelque chose à dire et personne n’entend se taire. Est-ce que la pensée est la vie privée de la parole ? La signification, ce que tu dis quand il n’y a plus personne pour t’entendre, quand personne ne t’écoute, mais que tu ne peux pas t’empêcher de parler, ce que tu écris, même quand il n’y a personne pour te lire, surtout quand il n’y a plus personne pour te lire. La désapparence des choses ne les rend pas plus réelles qu’elles le sont quand elles apparaissent. Qu’est-ce que cette phrase peut bien vouloir dire ? Quelle est la proportion d’expériences décevantes par rapport aux expériences satisfaisantes ? 1 pour 100. 1 pour 1000. Moins ? Ouvrir un livre au hasard. Écouter la radio. Crois-tu que la surproduction de biens culturels soit sans influence sur la culture, la civilisation, les mœurs ? Sans même parler de leur indigence ou non, simplement le fait qu’il y en ait tant, trop, énormément. Je lis les Mille et une nuits. J’écoute des œuvres vocales de Bach. En un sens, cela suffit. Un organisme normalement constitué peut-il en ingurgiter plus ? C’est vrai que l’obésité physique, elle, se voit. Les gens gros, ce n’est pas beau. Mais l’obésité culturelle. On ne la perçoit pas de la même façon. Elle est valorisée. Plus il y en a, mieux c’est. Notre hygiène culturelle ressemble à l’hygiène corporelle d’un autre temps, quand le fait d’être énorme était un signe extérieur de richesse, ou à l’hygiène démographique, quand faire des tas d’enfants était aussi un signe extérieur de richesse. J’écoute Philippe Herreweghe et le Collegium Vocale Gent interpréter le Magnificat de Bach, de quoi ai-je besoin de plus ? Mais tu ne peux pas écouter Bach toute ta vie. Pourquoi pas ? Si je lis une nuit par jour, des Mille et une nuits, je veux dire, cela m’occupera quoi ? un peu de moins de trois ans ? Il sera grand temps, alors, de parler de la culture ou de l’espèce de crétin souriant qui la représente sur les petits écrans. Il faut vivre avec son temps est une injonction odieuse, c’est entendu, toute la question est de savoir pourquoi nous sommes si disposés à y obéir, à être de notre temps alors que nous pourrions être de n’importe quel temps, d’aucun temps, imaginer un autre temps. Au lieu de cela, non, nous sommes bêtement de notre temps. Quelle monotonie. Est-ce que les choses que l’on cache sont plus réelles que celles que l’on montre ? La distinction apparence / réalité date-t-elle d’une époque à laquelle il valait mieux ne pas montrer qui l’on était vraiment, dire ce que l’on pensait vraiment ? Et notre confusion ne vient-elle pas du fait que nous sommes encore modernes (il va de soi que les post-modernes sont des modernes attardés), convaincus que le progrès d’hier (être libre de prendre la parole en public pour dire ce que l’on a envie de dire sans risquer de perdre sa vie) est la civilité d’aujourd’hui ? La conquête du public (la formation d’un espace public) a conduit l’individu au bord du suicide. De l’autodestruction. Il y a tant de choses qui se disent, tant de voix qui se font entendre, je suis sommé de tant de côtés de m’exprimer que je ne sais même plus quoi penser, je ne sais même plus comment penser. Je ne sais même plus ce que c’est, ça, penser. Mon moi profond est une vignette collée sur un écran que personne ne regarde. Bientôt quelqu’un viendra l’enlever, grattant sans ménagement une surface qui doit rester vierge, immaculée.
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