5.12.19

Depuis je ne sais pas combien, une semaine ? un peu moins, un peu plus, je ne compte pas, je suis obsédé par un morceau du Magnificat de Bach, l’Omnes generationes, un morceau très court, moins de deux minutes, je crois, qui est comme une sorte de canon infini, de boucle infinie, non, pas de boucle, de spirale infinie, très vif, très allant, mais allant où ? je crois qu’on ne sait pas, justement, je crois qu’on ne peut pas le savoir, si c’est aux cieux ou nulle part. Et peut-être est-ce le même endroit. Je ne sais rien de ce morceau, je ne veux rien savoir, ni ce qu’il veut dire, ni pourquoi, surtout pas, je préfère mon ignorance à tout savoir, je veux simplement sentir cette jouissance musicale, cette explosion magnifique après le très calme, très triste, à pleurer vraiment, à gros silences, du Quia respexit. Tu me diras, il y a toujours quelqu’un pour trouver quelque chose à dire, si possible en t’insultant, en t’humiliant, ce qui m’est arrivé aujourd’hui, un type, comme ça, avec qui j’étais censé travailler, qui m’a écrit un mail auquel il avait joint une lettre pour m’insulter (le mail s’intitulait « Une lettre pour vous » et la pièce jointe « Une lettre pour Jérôme Orsoni 5 décembre 2019 » — ça n’arrive qu’à moi), pour me dire que j’étais nul, que je ne comprenais rien, c’était à se demander pourquoi j’étais né, Nelly m’a dit, vas-y, rumine dix minutes, et puis passe à autre chose, il n’en vaut pas la peine, ça y est, les dix minutes sont passés, adieu, il y a toujours quelqu’un pour t’insulter, et tu me diras, tu sais Jérôme, tes préoccupations ne sont pas trop en phase avec les préoccupations de tes contemporains. C’est vrai, c’est vrai. Mais tu sais quoi ? Mes préoccupations ne sont pas en phase avec mes préoccupations. Mes préoccupations, c’est quoi ? Ce malade qui m’écrit pour me dire que je suis nul, que je ne le comprends pas, que je suis un incapable, et caetera, en un sens, ce sont celles-là mes préoccupations, l’existence dans ce qu’elle a de plus banal, ordinaire, la quotidienneté, travailler pour gagner sa vie, gagner sa vie, quelle horreur. Tout à l’heure, j’écoutais ce morceau dans la voiture, en allant chercher Daphné chez son grand-père. Au feu rouge à la sortie de l’autoroute, j’ai regardé les barres d’immeubles qui barrent les cimes des collines au loin derrière. Accrochés à l’un de ces immeubles, gris-bleu, blanc cassé, marron orangé, couleurs indéfinissables (pourquoi les couleurs des hlm ne sont-elles pas tout simplement primaires, pourquoi faut-il cacher la pauvreté derrière un écran de mauvais goût ?), il y avait deux ouvriers sur un échafaudage suspendus. On les voyait bien, l’un des deux portait une combinaison orange fluo. L’échafaudage suspendu oscillait de gauche à droite et puis de droite à gauche, comme un pendule ou un métronome. Comme il y avait des embouteillages à cet endroit, j’ai passé quelques minutes à les observer, toujours écoutant le Magnificat de Bach, et c’était étrange parce que tout ce que je voyais était très laid et, en même temps, il y avait quelque chose quelque part dans ma conscience quelque chose d’autre que j’ai fini par identifier : c’était comme si je voyais le monde à travers Deux ou trois choses que je sais d’elle de Godard. Ou plutôt : comme si ce morceau d’univers-là était transparent et me laisse voir, par transparence, une scène plus ou moins imaginaire de Deux ou trois choses que je sais d’elle sans Marina Vlady. Pourquoi est-ce que j’ai pensé à cela ? Je ne le sais pas. La musique, peut-être ? Non, je ne crois pas. Je ne sais pas. Mais c’est ce à quoi je pensais, voyant cet échafaudage sur le fond de ce paysage-là sur le fond de cette musique-là. Donc bon voilà, mes préoccupations ne sont pas mes préoccupations. Et je veux ajouter qu’il faut fuir ses préoccupations comme un virus mortel. Pourquoi est-ce que je disais ça déjà ? Ah oui, pour Bach. C’est vrai, c’est d’un autre temps, c’est si loin. Quand j’écoute Bach, je n’essaie surtout pas de savoir ce qui pourrait le rapprocher de moi, surtout pas de savoir ce en quoi il pourrait être mon contemporain. J’ai bien assez de contemporains comme ça. Ce que j’aime, c’est son étrangement, sa différence radicale. Un autre monde, là, dans mes oreilles. C’est inouï. C’est et ce n’est pas une métaphore. Quoiqu’il en soit, c’est le seul moyen de survivre : il faut s’étranger.

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