Trois carnets en ce moment. Plus un. Qui font quatre. J’en ai cinquième dans la poche de mon manteau, mais je n’ai rien écrit dedans depuis Naples. Chaque carnet a une fonction qui lui est propre — accueillir une certaine écriture, qu’il s’agisse d’un journal intime, de réflexions sur le langage, de pensées plus générales ou de notes diverses. Ai-je raison de compartimenter les choses de la sorte ? En fait, il ne me semble pas que je compartimente. C’est une façon, au contraire, d’ordonner, de suivre des directions qui ne sont pas forcément parallèles, ni divergentes, mais sont destinées à se rejoindre. Mais il y a une organisation qui s’élabore, quasi spontanée ; je sais où je vais. Hier, j’ai survolé un article qui disait que nous nous livrions entièrement au www, que nous avions une sorte d’alter ego digital en ligne, livré aux mains des puissances marchandes de ce même www. (Ce n’est pas le premier article à dire cela, je dis simplement ce dont je me souviens.) C’est en partie pour des raisons esthétiques et contre des phénomènes de ce genre que j’ai recommencé à écrire dans des carnets (carnets que j’avais eu tendance à délaisser au profit d’applications sur le www), parce que, de fait, cette espèce de publicité totale de nous-mêmes (les géants du www savent tout de nous, même ce que nous croyons tenir le plus secret, etc. etc.) est volontaire, au sens où nous choisissons de tout mettre en ligne (que ce soit comme producteur ou comme consommateur), et qu’il est très simple d’y échapper (je peux penser hors-ligne). D’ailleurs, où est-ce que je pense vraiment sinon hors-ligne, dans le ¬www ? Si tu ne veux pas que l’on sache ce que tu penses, ce que tu crois, ce que tu aimes, ce que tu veux, ce que tu désires, ne le dis pas. Ou plutôt : ne le dis qu’à toi-même. Ces carnets me sont exclusivement destinés, et à la postérité inexistante. Ce qui ne signifie pas, bien sûr que non, qu’ils n’élaborent pas quelque chose qui est destiné à être rendu public, mais ils le font de manière furtive. Comme un entonnoir qu’on remplirait à l’envers. Deux entonnoirs : l’un qui amasse le maximum de données pour en inférer des régularités de comportement et influer sur ces comportements ; l’autre qui part de la microdonnée furtive pour imaginer des mondes possibles. Un entonnoir algorithmique qui fonctionne comme une machine réductionniste et un entonnoir analogique qui fonctionne comme une machine imaginative. Deux fois le même monde. Le même monde vu de deux angles différents et opposés. « Nature aime se cacher », écrivait Héraclite ; il serait bon que nous apprenions à en faire autant.
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