6.2.20

N’est-on pas malheureux parce qu’on ne sait pas être heureux ? On ne sait pas le savoir, on ne sait pas quand on l’est, en réalité, on s’imagine quelque chose d’extraordinaire, alors que, peut-être, non. Tout à l’heure, je roulais en voiture et je regardais autant que la vitesse le permettait les vieux que je croisais dans leur Porsche Cayenne ou je ne sais pas trop quel modèle encore plus gros. Peut-être qu’ils sont heureux. Oui, c’est vrai. Mais ils sont moches. Est-ce que la laideur n’annule pas le bonheur ? Je me suis arrêté dans un café pour déjeuner. Ce n’était pas bon, je ne voulais qu’un sandwich et un verre de bière et je me suis retrouvé avec le plat du jour, et un verre de bière, ce n’était pas mauvais non plus, ce n’était rien, alors ce n’était pas grave, ce qui n’était pas rien, en revanche, c’était l’endroit où je me trouvais, pas le lieu, l’endroit, précis, face au soleil d’hiver, agréable douceur, simple plaisir d’être là où j’étais et de trouver que c’était bien et que c’était beau. C’est à ce moment-là que je me suis demandé si on n’était pas malheureux parce qu’on ne sait pas quand on est heureux, parce qu’on n’est pas capable de savoir quand on est heureux. Alors qu’après tout, il n’y a pas de raisons que ce soit plus difficile de savoir quand on est heureux que de savoir quand on est malheureux. Comme on sait, comme on sent, quand on est malheureux, on est malheureux. Comme on ne sait, comme on ne sent, quand on est heureux, on est malheureux. Moralité : on est toujours malheureux. J’ai pris la photographie du ciel à ce moment-là, et c’est vrai que si l’on ne voit pas que tout autour, ce n’est pas beau, tout autour, ce ne sont que des constructions qui s’accumulent, lotissements les uns à la suite des autres, qui pullulent, là, à ce moment-là, il y avait un plaisir esthétique, une satisfaction éthique, à être là, tout simplement. Même ce type qui est passé en me criant fait bon là, pas vrai ? n’a ruiné ni l’un ni l’autre. J’ai écrit l’ébauche d’un poème pour noter les impressions désagréables qui m’avaient accompagné tout au long de ce trajet en voiture entre les Bouches-du-Rhône et le Var, l’évidence du béton galopant, l’invasion des lotissements, partout les mêmes bâtis stéréotypés, qui tiennent lieu d’urbanisme, et la certitude qu’on ne peut pas revenir en arrière, pas avant très longtemps, parce qu’il n’y a pas d’arrière, tout est maintenant. Pas la moindre anticipation, simplement la construction de blocs de béton qui ont l’apparence de la Provence. La Provence défigurée par son imitation. La Méditerranée défigurée par son imitation. Partout dans le monde, la même chose, la même absurdité. Le monde défiguré par son imitation. Est-ce qu’on est malheureux parce qu’on ne sait pas quand on est heureux ? Et que, dès lors, on imite quelque chose qu’on s’imagine être le bonheur. Comme les vieux au volant de leurs énormes Porsche Cayenne ou je ne sais pas trop quoi comme modèle encore plus gros (ou plus petit, passé un certain seuil, cela ne fait plus de différence, si ?). Est-ce que la taille de la voiture grandit en proportion inverse de l’espace dans lequel il nous est donné de vivre, de la superficie qu’il nous est donné d’habiter, de l’air qu’il nous est donné de respirer, du temps qu’il nous est donné de jouir, penser, exister ? Manger, boire, lire, faire l’amour. Est-ce qu’on est malheureux parce qu’on ne sait plus manger ni boire ni lire ni faire l’amour ?

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