5.5.20

Pourquoi est-ce toujours l’individu qui paie pour la faillite du collectif ? Mimétisme de groupe, utopies foireuses, idéologies destructrices, entreprises meurtrières. Mentalités grégaires. Sans doute parce qu’il est le plus faible, qui s’écrase facilement, comme un petit quelque chose fragile. On ne s’en rend même pas compte. Son cri ne s’entend pas. Mais l’individu est aussi la seule puissance d’avenir. Les autres, le grand nombre, les institutions obèses ne se faisant jamais que trop tard l’écho du son d’une voix devenue obsolète. Inaudible. Muette. Dans la Notte de Michelangelo Antonioni, il y a une scène qui me fascine ; c’est celle où Valentina (la fille du milliardaire Gherardini qui veut s’offrir les services de l’écrivain Giovanni, et dont ce dernier tombe amoureux alors qu’il est marié à Lydia) fait écouter à Giovanni la bande d’un texte d’elle qu’elle a enregistré. Giovanni l’écoute et lui demande de l’entendre une deuxième fois. Peut-être qu’il le fait pour lui plaire. Peut-être qu’il est vraiment touché par la beauté de ce récit. On ne sait pas. Valentina rembobine (le film date de 1960), et puis quand elle enclenche à nouveau le bouton lecture, il n’y a plus rien. Elle a effacé ce qu’elle avait enregistré. L’effacement de Valentina devant Giovanni est la réplique de la secousse des zéros que Gherardini trace sur la feuille où il expose sa vision de l’entreprise à Giovanni, proposant un salaire mirobolant pour s’offrir les services d’un écrivain en train de devenir célèbre, mais qui vit aux crochets de sa femme, et dont on comprend qu’elle est issue d’une riche famille alors que lui appartient à la petite classe moyenne. 0 + 0 + 0 + 0 + 0 + 0 = 0. Seule équation qui tienne. Ajouter des milliards aux milliards ne signifie rien qu’un peu plus de tristesse, un peu moins d’amour, un peu plus de mort. Quand Giovanni demande à Valentina ce qu’elle aime, elle lui répond : le golf, le tennis, les voitures, les fêtes. Il insiste : n’y a-t-il rien d’autre ? Alors, elle lui répond : Sì. Tutto. Oui. Tout. Ensuite, elle lui fera écouter son enregistrement. Tout égale rien. S’efface. Les milliards produisent du rien. Pas du beau rien. Pas cette sorte de rien dont on peut se dire parfois qu’il est positif, comme le silence, comme la paix. Non, du rien négatif, du mauvais rien. L’individu se laisse acheter ou alors il se détruit ; — corruption toujours, par l’argent, par le néant. Giovanni a beau prétendre qu’il n’acceptera pas la place que lui offre Gherardini, on sent bien qu’il ne croit pas lui-même à ses propos. Ses doutes quant à sa capacité à avoir des idées neuves pour écrire ses livres ne l’empêcheront pas d’en écrire d’autres, le succès appelant le succès, l’argent, le même, le même. Valentina, en revanche, qui a conscience de la corruption de toutes choses, de la vie, de la beauté, de l’amour, derrière un cynisme affecté (quand elle dit à propos du bijou perdu sur le poudrier avec lequel elle joue : « Ce n’est qu’un rubis. »), annule ce qu’elle a fait, passe du tout à rien, du même à l’autre. Tout ou rien. Le collectif ou l’individu. Se vendre ou s’effacer.

lanotte