7.5.20

Quoi de neuf ? C’est vrai, répondrait-on sur un ton d’ecclésiaste, rien, probablement rien. Mais alors à quoi bon penser, imaginer, se faire des idées, vivre ? Autant passer ses journées à regarder des séries télé, toujours la même chose, rien de nouveau sur les écrans, nulle merveille, mais toujours plus d’argent, toujours pour les mêmes ou à peu près. De vieilles vedettes viennent donner des leçons de morale et ce qu’il reste du peuple applaudit des deux mains, pousse de grands cris, voire lève le poing. Pourquoi ? Quoi de neuf ? Rien de neuf. Le monde a toujours donné naissance à des sauveurs, plus ou moins efficaces, plus ou moins bien outillés, plus ou moins photogéniques. C’est vrai. C’est toujours la même histoire. Et pourtant, on sent bien que, tous les jours, quelque chose se passe, qu’on ne contrôle pas, qu’on ne maîtrise pas, on prétend aimer la réalité alors qu’on la méprise, on ne veut pas qu’elle se produise, on ne veut pas que des événements aient lieu, imprévus, non, on veut faire l’événement, et quand elle nous échappe, la réalité, alors on se terre, redécouvre les vertus primitives de la grotte, la caverne, sauf que la bête est invisible, le fauve civilisé, et la peur multipliée par mille, preuve s’il en fallait qu’il n’y eut jamais de progrès. Oui, c’est vrai. Rien de neuf. Toujours la même histoire. Toujours la même façon de faire, détruire le monde, détruire l’individu, c’est tout ce que nous savons faire. Dans Il deserto rosso, de Michelangelo Antonioni, que j’ai regardé hier, vers la fin, il y a une scène très belle où Giuliana, l’héroïne dépressive du film, sur le fond blanc du mur de la boutique qu’elle n’a pas ouverte, raconte à l’amant avec qui elle a trompé son mari, ce que lui avait dit son médecin, dans la clinique où elle se faisait soigner, de se réinsérer dans la réalité, et comment elle y a réussi : « Io ho fatto di tutto per “reinserirmi nella realtà”, come dicono in clinica. Si direbbe che ci sono riuscita. Sono riuscita per fino a essere una moglie infedele. » Réalité qui détruit la vie et les êtres qui la peuplent. À la fin du film, alors qu’elle se promène avec lui dans le paysage dévasté par l’usine où travaille son mari, son fils lui demande ce que sont les fumées jaunes qui s’échappent des cheminées. Du poison, lui répond-elle. Mais alors, les oiseaux quand ils passent au milieu, ils meurent, lui réplique l’enfant. Mais non, maintenant les oiseaux le savent, et évitent les fumées. La réalité détruit le monde, la vie et ceux qui la vivent, il n’y a pas de moyen d’y échapper, sauf à mentir, à se mentir. Se réinsérer dans la réalité, ce qu’on appelle être en phase avec la réalité, la résilience, cela ne sauve personne, cela ne produit rien que plus de mort, plus de destruction, plus de mensonge, plus de non-vie. Nous vivons des vies qui n’en ont même plus l’apparence. Qui sont des sortes d’ersatz mal fichus d’existence. Mais quelle existence ? Quelle réalité ? Quel retour à quelle normale ? Le monde d’avant, le monde d’après, le « un peu pire » du grand écrivain franchisé, cela ne veut rien dire, ce ne sont que des modalités d’adaptation à une réalité à laquelle il ne faut pas s’adapter parce qu’elle détruit, détruit, détruit. La femme infidèle que pourrait devenir Giuliana vivrait dans la réalité, serait en phase avec la réalité, la normalité, mais qu’est-ce que cette vie ? La destruction du monde et la destruction de l’individu ne sont jamais que les deux faces d’un même tout, de plus en plus gros, de plus en plus étouffant, et dont personne n’est autorisé à sortir, à moins d’être antisocial, marginal, fou, dépressif. Que faire dès lors ? Surtout, commencer par ne pas guérir.

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