29.5.20

J’aime mes carnets. On pourrait trouver ça stupide comme idée, mais moi, j’aime mes carnets. Des gens bien plus intelligents que moi, qui vendent bien plus de livres que moi, c’est-à-dire, sont bien plus connus que moi, font depuis des années l’apologie du numérique, mais moi : je ne peux pas. Jamais pu. J’ai essayé. J’ai même failli y arriver, pendant un certain temps, oui, mais non. J’aime mes carnets. J’ai de bonnes raisons de les aimer. L’autre jour, par exemple, je ne sais pas vraiment pourquoi, ce n’était pas à cause de ce que j’écrivais, c’était peut-être à cause de comment je l’écrivais, ou je ne sais pas, toujours est-il que j’ai pris mon carnet et que je l’ai jeté violemment devant moi, contre le mur ou la porte du placard, dans l’idée de lui faire mal, non, ce n’est pas un être sensible, dans l’idée de me faire mal à moi, oui possible, mais si j’aime mon carnet, je n’en suis pas pour autant mon carnet, toujours est-il que je l’ai jeté, violemment, devant moi, et ensuite je l’ai ramassé, alors qu’il se trouvait par terre, et je me suis senti mieux, le reprenant, tellement mieux que j’ai fini d’écrire dedans le poème que j’avais commencé avant. Mon laptop, tu vois, si je le balance contre le mur, il ne s’en remet pas, le pauvre, et c’est peut-être cela, d’ailleurs, le progrès : se rendre compte que le progrès, c’est de savoir en finir avec le progrès, que la technique ne remplace pas l’écriture, la froideur du dispositif, la violence du geste. Sinon, quel progrès ? Plus de distance entre les choses et les gens ? Il y a des gens qui vivent à moins de 100 kilomètres de chez moi et que je n’ai pas vus depuis bientôt un an mais avec qui je peux parler sur internet et si je ne prenais pas, moi, si je ne prenais pas conscience que cela n’a aucun sens, je pourrais continuer ainsi, indéfiniment, à vivre dans une réalité trafiquée, illusoire, mensongère, réactionnaire : je reste chez moi feignant d’être partout, en contact avec tout le monde sans contact de proximité — être dans le monde sans le toucher. Ultime fantasme : chacun chez soi en même temps que partout, ne sortir que pour les vacances, quand on s’enferma dans des clubs au sport d’hiver, des clubs en bord de mer. Des camps partout. Où nous nous tenons, retranchés du monde, de la réalité. Je mets mon carnet dans mon sac et je me sens léger, bien, facile. Souvent, quand je pars avec mon carnet dans mon sac, je n’écris rien dedans, ce n’est pas obligatoire, je n’ai pas forcément quelque chose à dire. Tout à l’heure, ou hier soir, peu importe, j’ai mis les trois carnets du même modèle, un modèle industriel bon marché, j’ai mis ces trois carnets côte à côte, et j’ai eu l’impression les ayant remplis de mon écriture noire, étant en train de remplir le dernier des trois, celui qui est en cours, j’ai eu l’impression que j’avais fait quelque chose, que j’étais en train de faire quelque chose, pourtant, en un sens, non, je n’ai pas publié de livre, je n’ai pas d’actualité, je n’ai rien à vendre, rien à fourguer, pas d’avis définitif sur le monde à donner, mais j’ai trouvé que c’était beau, et qu’une vie sans carnet dans lequel on écrit ne vaudrait sans doute pas la peine d’être vécue. C’est une question peut-être trop grave : qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue ? pour être abordée de la sorte, de biais, mais c’est comme ça que je l’aborde aujourd’hui. Chacun en fera ce qu’il en voudra. Comme toujours.