Souvent, je me fais l’impression d’être quelqu’un d’injuste, de mauvais, pas d’aigri, je ne crois pas l’être, c’est quelque chose que j’ai retenu de ce que disait Jean-Pierre : « Il ne faut pas être aigri », mais comment dire ? trop critique ? oui, peut-être, de m’exprimer en négatif trop souvent. Bon, ne pas aimer peut aussi être l’expression d’un sens esthétique, je ne veux pas dire que l’on est obligé de tout aimer pour être heureux (toujours l’union de l’esthétique et de l’éthique), et que ne pas aimer est le symptôme d’un malheur quelconque, mais il me semble que je suis trop dans l’opposition. Je dis quelque chose, et c’est l’impression que cela me fait. Sauf que, et tout ceci est vrai, je ne le nie pas, sauf qu’il est possible que ce soit moins un trait de ma personnalité qu’une question de rapport à la façon dont on présente le monde. Je ne dis pas : le monde, mais bien : le mode de présentation du monde. Suis-je obligé d’aimer la façon dont on me présente le monde ? Mieux : suis-je obligé d’admettre la façon dont on me présente le monde ? Suis-je obligé de la recevoir comme acceptable ? C’est une vraie et grave question. Que faire de ce qu’on fait du monde ? Je crois que je peux dire ceci : mon rapport négatif est une réponse au normatif. Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien, que le descriptif cache toujours du normatif. Que le factuel, le réalisme, la doxa, l’explétif, et toutes les façons de le dire ne me viennent pas toutes en même temps à l’esprit dans l’instant que je le voudrais, bref, que la morale se cache derrière des jugements de fait, des récits, des histoires. Des choses banales. Des choses déjà vues. Des choses déjà faites. Moi, quand je parle de l’union de l’esthétique et l’éthique — et je ne suis pas le premier, fort heureusement, sinon, cela voudrait dire que le monde a été bien triste pendant tout ce temps, m’attendant —, je dis le contraire : que la morale, comme l’esthétique, peut se montrer, pas se cacher, pas au sens d’une morale ni d’un art qui en remontrent, mais qui revendiquent l’expérience comme non définitive, ou toujours en train de se produire, comme quelque chose qu’il faut toujours essayer de vivre dans le moment où elle se produit, et la provoquer. Bon, qu’est-ce que cela veut dire (bis) ? Il y a une façon de faire les choses qui tire profit de ce qui a déjà eu lieu, de ce qui a déjà fonctionné, de ce qui a déjà eu du succès, pour, le refaisant, profiter de l’ignorance entretenue du public et de la bienveillance complice de la critique, et fait dans le prêt-à-porter, le prêt-à-penser, le prêt-à-vivre. Et puis, il y en a une autre, qui aime plus l’aventure, quand même elle serait immobile, qui aime les sentiers mentaux plutôt que les autoroutes du catéchisme. Qu’est-ce que cela veut dire (ter) ? Oh, je ne sais pas. Aujourd’hui, j’ai vu un vieil homme assis devant ou derrière l’écran de son ordinateur, presque une statue de sel, quasi immobile, minimum d’émotions, quand même il verrait une enfant et ses parents souriant, et je me suis demandé si c’était cela, le devenir de la pensée, toujours plus figé, toujours plus recroquevillé, le soleil était harassant, mais la peau de ce vieil homme était parfaitement blanche, comme une préfiguration du caveau. Ensuite, je me suis souvenu que, la veille, j’avais fait n’importe quoi, j’étais allé marcher en plein soleil sur un chemin incompréhensible, que je m’étais perdu, de fait, essayant de le suivre, et que, assommé par le soleil, j’avais rebroussé chemin. Ma peau, fragile, en portant les stigmates, j’ai pensé que j’étais un être du Sud et que je n’étais pas un être du Sud, mais que mon Sud à moi ne s’exprimait pas dans cet enfermement blanchâtre, métaphore blanche de l’existence pâle, cadastrée, enfermée, pas question de se libérer. Mon Sud est solaire quand même il serait douloureux, parfois, parce que le soleil cogne, et plus souvent qu’à mon tour. Lumière de juillet au point presque de l’aveuglement. Chaleur de juillet au point presque de l’effondrement. Un enfant sur les épaules. Repensant au vieil homme, et voyant l’enfant, ensuite, tout m’a semblé à la fois très clair et très étrange à la fois. Comme la vie, probablement, à condition que l’on y prête attention. Un peu plus tôt, j’avais été saisi par les gestes de Christian Jaccard, brûlant un mur de l’abbaye de Lagrasse comme un homme préhistorique, art pariétal qui me semblait jeune, vif, chaud, dangereux, malgré l’âge de l’auteur. Et qu’aucune des questions que je me pose, donc (je précipite l’argument), ne se pourrait réduire à des réponses simples, comme on voudrait tant nous le faire accroire, mais à des façons de vivre le monde qui ignorent tout des distinctions auxquelles on entend soumettre l’expérience à l’ordinaire.
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