11.8.20

La distance par rapport aux choses du monde, l’indifférence face à ce qu’il se produit, toutes les attitudes de la sorte tracent une voie sûre vers le salut, mais c’est une voie triste, désespérée, trempée dans l’oubli. Et puis la voie qui monte n’est-elle pas la même que la voie qui descend ? La route qui conduit à la cité de Dieu, celle qui descend aux enfers ? On peut être fatigué, las, harassé par l’espèce de bouillie intellectuelle dans laquelle on s’efforce malgré tous les obstacles d’avancer, mais a-t-on le droit de renoncer ? Enfin, le droit, non, ce n’est pas le bon vocabulaire. On a tous les droits, c’est dire que l’on n’en a aucun, mais le faut-il ? Se trouver face à l’absurdité du réel, l’inanité de la vie commune, l’absence de signification de l’existence, c’est peut-être une expérience nécessaire à faire : qui ne la fait ne comprend pas grand-chose à ce qui lui est donné de vivre, à ce qu’il traverse. Un matin, on se lève, et l’on découvre effaré que jamais les êtres humains n’ont cessé de croire à la causalité. On aimerait que les lumières s’éteignent mais que personne ne dorme. Et c’est le contraire qui se produit. Finirai-je un jour par désespérer ou suis-je comme un joueur qui est allé trop loin et ne peut plus s’arrêter de parier : le bon numéro ne sort jamais, mais il continue de miser ? En fait, je n’ai pas envie d’écrire cette page, je me force, elle me déplaît, j’ai l’impression de gloser sur un sujet qui, au fond, ne me touche pas, ne me concerne pas, ne me ressemble pas, que je ne nomme pas tant il est laid, et sur lequel je généralise sur un ton désincarné. Je n’ai pas envie d’écrire cette page, étrangère au monde auquel elle s’adresse et dedans pourtant. Quoi de plus étrange que de respirer, de penser, d’écrire, d’avoir envie de vivre quand tout le monde a peur de la mort ? C’est tout ? Oui, il arrive qu’on n’ait pas envie d’écrire en moraliste, que l’on préfère garder pour soi les maximes, taire les sentences, gommer les portraits peu reluisants de l’humanité, comme Rauschenberg effaçant un de Kooning. C’est le soir, des bruits me parviennent atténués par cette distance de six étages qui me sépare de la rue. Je crois qu’il m’est arrivé d’aimer cette saison, mais plus maintenant, pas cette année du moins, qu’elle transpire de ce catéchisme de la culpabilité qui fait frémir les peuples sans vitalité et confère un sentiment d’illusoire virilité à ceux qui les dirigent. Vieillesse morale sans antiquité, embourbée dans un présent perpétuel qui fait tout le temps de la vie. De l’endroit élevé d’où j’écris, j’observe les lumières pâles de la ville, fenêtres d’où rayonne une ampoule jaune orangée, les torches électriques de l’éclairage public, d’un blanc vif, aveuglant, autant de satellites immobiles figés dans leur présence banale. Si l’on ne peut pas vouloir vivre cette époque, on peut quand même vouloir vivre à cette époque. N’est-ce pas tragique et magnifique ? N’est-ce pas ainsi, dans cette ambivalence permanente, qu’il faut envisager l’expérience de l’existence, la rendre, la rendre vivante, la garder en vie ? J’écoute une rumeur sourde, manipule la pierre que j’ai prélevée dans le cimetière nouveau de Cépie. Il faudra, je crois, que je tire au clair le pourquoi de ce prélèvement, mais pas ce soir, pas après tout ceci.

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