Ce journal me dégoûte quand je n’écris plus que lui, qui attire, dans sa simplicité superficielle, c’est-à-dire son absence de forme, toutes les idées qui pourraient bien me venir, qui donne l’illusion d’écrire alors qu’en fait, ce n’est pas vrai : ce journal n’est pas une œuvre, c’est une chose informe que je remplis sans que je sache très bien si je le fais par habitude ou par peur, habitude d’écrire ou peur de ne plus écrire, variation sur le thème du fini (« Si je n’écris même plus ce journal, je n’écris plus rien du tout, je ne suis plus écrivain. »), façon de faire quelque chose tout en ne faisant rien. Ce qu’il y a de certain, c’est que si j’écrivais seulement ce journal, si j’avais seulement écrit ce journal, je ne serais pas un écrivain, je ne me considérerais pas moi-même comme un écrivain, et que, donc, ce journal n’est pas une œuvre, ce qui donne une idée que la valeur que je lui accorde. Si je n’écrivais que ce journal, j’aurais l’impression de ne rien écrire. Si je n’avais jamais écrit que ce journal, je n’aurais jamais eu l’impression d’écrire. Je me souviens du mépris en lequel j’ai pu tenir les journaux intimes, attitude exagérée sans doute, mais qui signifie toutefois clairement ce que l’on considère et ce que l’on ne considère pas comme une œuvre. La question qui se pose, dès lors, serait de savoir s’il ne faut valoriser que ce qui se présente comme une œuvre, ou sous la forme d’une œuvre, question à laquelle notre époque répond par la négative, qui fait des œuvres de tout, et désœuvre dans le même mouvement les œuvres. Mais, pourrait-on répliquer, après tout, l’époque, qu’est-ce qu’on en a à faire ? C’est un trait singulier de la pensée de Spengler (je le lis ces derniers jours) que de tout ramener à l’époque, au point de considérer qu’on ne peut pas comprendre une autre époque que la sienne. Et de nier l’individu dans le même geste pour le réduire à une variable de la fonction histoire, comme si nous étions surdéterminés par l’époque, réduits à n’être rien que des acteurs d’une geste qui se joue sur des durées incommensurablement plus longues que notre petite vie, des dizaines de milliers d’années quand nous peinons à dépasser les trois-quarts de siècle. Et tout ceci a sans doute une part de vérité, mais cette espèce de déterminisme aveugle semble aussi se dérouler comme s’il n’y avait personne dedans, comme s’il était indifférent qu’il y ait quelqu’un dedans ou non, alors qu’on pourrait parfaitement répliquer qu’il n’y a pas d’histoire, simplement des gens qui vivent et que toute histoire n’est jamais qu’une reconstitution a posteriori d’événements qui se sont déroulés sans histoire ni historiens. Si l’époque me fait, serait-il si étrange que je fasse l’époque moi aussi, que ma contribution ne soit pas totalement indifférente à la marche du temps ? Sauf que, c’est du moins ce que je crois, ce journal ne fera rien à l’époque. Ou alors, je me trompe, et c’est en lui que se trouve l’essentiel de ma contribution, le reste n’étant qu’épiphénomènes, ersatz d’une œuvre que, de toute façon, je ne suis pas capable de composer et qui, dirait Spengler, n’est pas de mon temps, n’est tout simplement plus possible pour mes contemporains et moi (et ne le sera plus jamais pour les Occidentaux). Je n’aimerais pas que cette version du monde soit vraie. Elle a quelque chose de laid et de désespérant : après tout, pourquoi agirions-nous si nous sommes plus agis qu’agissant ? Et le paradoxe de Spengler (voir la fin du paragraphe 14 de l’introduction du Déclin de l’Occident), n’est-il pas de faire, sous couvert de déploration, l’apologie du temps présent, de la technique, de la politique, de la guerre et de la puissance ? Une confusion est de prendre le déclin dont parle Spengler pour une évaluation morale alors qu’il ne s’agit simplement que de la description, dans son ordre d’idées, du passage historique de la culture à la civilisation occidentale. Et s’il y a une part de vérité dans cet ordre d’idées, il y a aussi un part d’erreur à justifier un certain défaut de vitalité par l’invocation du destin historique. On a toujours tort de vouloir broyer l’individu, de le vouloir faire ployer sous la force de la loi, le poids de la masse ou la dynamique de l’histoire. L’individu, au-delà de toutes les analyses que l’on peut en donner, est un atome et un tout. Il est là pour faire quelque chose, quand même il ne saurait pas forcément quoi, et personne d’autre que lui-même ne peut en faire la découverte à sa place (lui délivrer le sens de son existence). Je ne crois pas que ce journal soit là pour cela, pour moi. Je ne sais pas ce qu’il est, d’ailleurs, le terme de journal posant plus de problèmes qu’il n’en résout. Cependant, j’ai peut-être eu tort de commencer par l’accuser si sévèrement. Il n’est pas tout mais il n’est pas rien.

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