2.9.20

Pourquoi est-ce que je ne conçois plus l’écriture comme une activité séparée, distincte, à part, mais comme participant de l’activité globale de l’organisme, de ma vie non morcelée, non fragmentée ? Pourquoi est-ce que je me demande pourquoi ? ? Après tout, ce n’est pas tant une question qu’un constat, que je devrais accompagner d’un enfin afin qu’il paraisse moins insensible, moins indifférent. L’idée des livres semble du même coup absurde : l’activité l’emporte sur le médium, il ne s’agit pas d’écrire des livres, mais d’écrire, et si l’on peut bien découper cette activité en morceaux, il ne faut pas perdre de vue la continuité qui précède ce morcelage artificiel. En ce sens, et même si je suis un écrivain raté et pauvre (raté parce que pauvre, pauvre parce que je ne vends pas de livres), je suis moins aliéné que ces auteurs qui fournissent leur livraison à intervalles réguliers à l’industrie de la culture (un roman tous les deux ans) et qui acceptent d’être dépossédés de leur écriture contre une certaine quantité de capital financier et symbolique alors même qu’un bref calcul devrait leur indiquer clairement que les miettes qu’on consent à leur céder en échange du produit de leur activité ne valent pas grand-chose rapportées à la trahison, au renoncement, à l’abandon de la littérature : consentir à ce que l’art ne soit qu’un produit industriel parmi d’autres, c’est participer consciemment au mal et abandonner tout espoir au profit immédiat. Certes, même si cette objection est absurde, il faut toujours y parer, on pourrait m’objecter que cette critique est principalement motivée par l’aigreur, le ressentiment, etc. mais (1) on peut très bien avoir conscience d’être un écrivain raté au sens économique du terme et n’en concevoir nul ressentiment, notamment parce qu’on considère que, malgré les croyances dominantes à notre époque, la littérature est irréductible aux questions financières et (2) cette objection visant à personnaliser un débat montre bien qu’on préfère ignorer les conditions de son aliénation plutôt que, les ayant exposées clairement, y faire face avec lucidité. Le morcellement de la littérature en biens culturels qui se retrouvent sur les étals à intervalles réguliers n’est jamais que le prolongement du morcellement des activités humaines, son extension à l’art lui-même. Le paradoxe, ainsi, des théories qui exhortaient l’art à sortir de sa tour d’ivoire (l’esthétique de Dewey) est que, voulant en faire une activité en continuité avec les autres activités humaines, le naturaliser, elles ont contribué à le déshumaniser : c’est une activité comme les autres ne signifiant pas qu’il s’intègre pour le meilleur dans les activités ordinaires des êtres humains, contribuant à enrichir leur existence, mais qu’il est rabaissé au rang d’une marchandise qui s’échange comme les autres, délaissant la mission émancipatrice de l’art pour en faire une activité aliénante comme les autres. L’art est sorti de sa tour d’ivoire et s’est installé depuis dans l’espace ouvert de l’usine planétaire.