14.10.20

Toutes les bacchanales ne disent pas leur nom. Comment sauver l’individu de la folie de son espèce ? Question d’autant plus grave que l’individu, conquis à cette folie, ne cesse de se nuire, d’aspirer à sa propre destruction, pire : sa propre annulation — faire comme s’il n’avait jamais existé. On rêve d’un individu docile, ouvrier du progrès et de la croissance, une bête disciplinée. On rêve, c’est-à-dire : on a les désirs qu’on peut. Et quand on ne peut plus, on indexe la moralité de l’espèce sur le bien-être d’autres espèces, de toutes les autres espèces. Abolition universelle des frontières pour imposer des limites toujours nouvelles. « Mais à quoi bon penser ? », me dis-je soudain. Je ne sais. Je me tais. Je rêve d’un éternel silence d’environ une demi-heure. Je penche la tête un peu en avant, tend le cou comme une tortue qui voudrait s’extirper de sa carapace, lève les yeux au ciel et regarde les strates colorées de nuages : gris clair à la crête de la colline, gris foncé au-dessus, et puis blanc de plus en plus parsemé presque transparent avant que se dégage, il a fallu que je me lève pour le voir, que j’aille à ma fenêtre et lève les yeux encore un peu plus haut pour le voir, le bleu du ciel. Non que le paysage soit un refuge, mais que faire quand on ne peut plus penser, que faire à part regarder ? Courir fonctionne aussi, court-circuite les idées, fait disjoncter les circuits imprimés de nos croyances automatiques. Nous avons besoin d’air, léger, de flotter, d’oublier la pesanteur de nos habitudes, et les abîmes de bêtise qui s’ouvrent sous nos pieds, sol de la certitude qui se dérobe à chacun de nos pas. N’est-ce pas le plus normal que l’on veuille dès lors nous enfermer dans de fantasmatiques bulles dont personne ne sortirait plus jamais ? Le délire a ceci de particulier que, passé un certain seuil, en dessous duquel il n’apparaît même pas, il n’apparaît plus pour ce qu’il est, mais revêt les dehors simples et persuasifs d’une rationalité. Quoi de plus cohérent, quoi de plus logique que de s’enfermer pour échapper au danger ? Quoi de plus rationnel que de nier la vie pour empêcher la mort ? A ou ¬A. Si ¬¬A alors A. N’est-il pas formidable de concevoir une telle réduction de la complexité de la vie, de l’existence, des relations entre les personnes, les choses, les êtres, leur environnement ? Plus on avance, et plus on a l’impression de reculer. Ou plutôt : que les avancées des individus ne profitent que marginalement à son espèce. La menace n’a pas de fin. Il faut toujours recommencer, il faut toujours tout penser par soi-même, et repenser, cela n’a pas de fin. Quand il m’arrive d’être fatigué, je regarde le ciel, le merveilleux ciel qui baigne la Méditerranée. Et je ne sais. Je me tais.