Il y a quelques instants, croisant mon reflet involontaire dans le miroir de l’ascenseur et le considérant brièvement, je me suis trouvé beau. Expérience improbable, à l’étroit sous l’hideux éclairage, le masque noir que j’avais baissé pour le porter autour de mon cou faisait rayonner le blanc croissant de ma barbe cependant que la vague décrite par mes cheveux rasés il y a bientôt six mois et intouchés depuis lors prolongeait les traits de mon visage, semblant les étirer à l’infini vers un ciel pourtant inaccessible depuis la petite cage où je m’étais enfermé pour remonter chez moi. Expérience fugace aussi, qui explique peut-être l’espèce d’étonnement suscité par elle, sorte d’épiphanie cloîtrée. Ou la justifie plutôt car, à y regarder de plus près, n’aurait-on pas mieux fait de voir dans cette image blafarde un écrivain raté qui tâche d’occulter qu’il est aussi un homme vieillissant, un petit-bourgeois contraint de vivre depuis de trop longs mois dans une réclusion docile et imbécile, un oisif qui ne parvient pas à cacher suffisamment bien son embonpoint ? Sans doute. Mais. Mais quoi ? De même que je me suis aperçu malgré moi, ne faudrait-il pas, pour répondre à la question, l’aborder comme malgré elle ? C’était lundi. Les fils d’actualité annonçaient interminables et unanimes que c’était le jour le plus triste de l’année, le lundi bleu comme disent les gens dans l’idiome bâtard qu’on leur impose sans qu’ils n’y comprennent goutte, et pourtant, au-dessus de moi, le ciel était bleu, pur azur, ce qui dans ma langue à moi ne veut pas dire triste, mais évoque au contraire une insigne nuance égée, c’était le jour le plus triste de l’année, et moi je ne l’étais pas, bien mieux, je me sentais léger, comme l’air dans lequel je me mouvais, c’est le jour le plus triste de l’année, ai-je dit à Nelly, et moi, je ne le suis pas, je sais que j’aurais toutes les raisons de l’être, je sais que le monde est un enfer à ciel ouvert, et qui plus est le ciel n’existe pas, mais non, peut-être suis-je devenu fou, peut-être ai-je perdu la raison, aujourd’hui alors même que le ciel est gris, qui sait ? Est-ce que les épiphanies s’enchaînent, les unes se succédant aux autres pour faire voir comme en un éther devenu plus clair ce que les humeurs noires occultent, nous condamnant à ruminer d’irrémissibles péchés ? Je ne répondrai pas à la question. Je ne sais pas y répondre. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de sublime à ce qu’une certaine vérité de la vie se révèle ainsi dans ces endroits impossibles où elle s’écoule, aux époques invivables où elle se déroule ? Qui me récompensera si j’ajoute au malheur de vivre en ces temps incertains, obscurs et incultes, le malheur d’être celui-là même que je suis ? Ne faut-il pas opposer à l’égoïsme entêté qui cultive la passion de l’épuisement une nouvelle vitalité ? Et sur les ruines antiques de l’esprit grec, édifier une autre science ? Derrière le rideau, un long nuage assombrit les collines, au milieu des barres en béton, une grue jaune insiste de toute sa hauteur sur la chose défigurée. Impossible d’y échapper. La laideur est redondante. Sois unique en ton genre.

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