Si le monde dans lequel tu te trouves enfermé est invivable — c’est-à-dire : si le caractère invivable du monde te donne le sentiment d’y être retenu prisonnier, sans possibilité de t’en échapper —, le meilleur moyen de survivre n’est certainement pas de chercher à t’en accommoder, à te le rendre plus agréable, plus confortable. On n’aménage pas le mal-être. Toutes les tentatives pour faire en sorte que les choses n’aillent pas trop mal n’aboutissent jamais qu’à une seule chose : une folie qui s’ignore. On croit maîtriser la situation en se créant des manières d’échappatoires (j’arrête quand je veux, se dit la conscience), on croit la dominer en la tournant en dérision, on se croit supérieur en affichant une forme de supériorité, mais on n’en est jamais que plus dominé, plus esclave. Plus esclave que l’on ignore, donc, que l’on est un esclave. Plus malheureux que l’on ignore que l’on est malheureux. En un sens, une conscience qui ne serait pas triste ne serait pas une conscience, rien qu’une caisse enregistreuse incapable de se rendre compte jamais qu’elle est pleine d’un vide incorrigible. Est-ce que donc il faut être triste ? Probablement, oui. En ce sens précis : il faut être triste pour être joyeux. Le bonheur n’exclut pas le malheur ; il le contient. Pour dire les choses de façon schématique : on est heureux quand la joie contient la tristesse, malheureux quand la tristesse contient la joie. Le bonheur n’est pas une forme de la connaissance, il la présuppose. Les imbéciles heureux ne sont pas heureux, ce ne sont que des imbéciles qui s’imaginent être heureux. Et c’est cet imaginaire factice qui les rend malheureux. S’imaginant heureux, ils font leur malheur. Bien entendu, mais alors que faire ? Ne pas être las de s’étonner devant la bêtise de la vie sociale. Quand on cesse de s’en étonner, on commence à la tolérer, à la trouver normale. Il ne faut pas être fatigué. La fatigue, si détourné que ce chemin puisse sembler, la fatigue conduit au malheur. Il faut se faire résistant. Affronter les choses comme elles sont. Bêtes, grossières, laides. Ce n’est pas le fait de les voir comme elles sont qui rend malheureux, mais le fait de s’habituer à elles — l’habitude les rend normales, et la norme les transforme, les convertit en leur contraire. Une fois que l’on s’est habitué aux choses, elles n’apparaissent plus telles qu’on les percevait avant, quand on ne s’était pas encore habitué à elles, quand on n’était pas encore fatigué ; une fois que l’on s’est habitué aux choses, elles semblent intelligentes, fines et belles. La vie sociale n’a pas changé — aucun progrès moral n’a été accompli, pas plus que le monde n’est devenu meilleur —, mais nous, oui, nous avons changé : nous sommes moins forts, notre regard est moins précis, nos exigences plus molles. Déjà, nous prenons un mot pour un autre, une forme pour une autre, une chose pour une autre. Le réel s’éloigne alors même que nous nous imaginons adhérer à lui. Nous le quittons sans adieu ni possibilité de retour. Comment retournions-nous à lui si nous ne savons pas que c’est chez nous ?

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