Qu’attendre d’une époque, faudrait-il se demander, oui, qu’attendre d’une époque dont les maux auraient entre autres pour noms dépression, obésité, anorexie ? Et dont les membres seraient ainsi en premier lieu des patients, pas des sujets, ni des individus, non, des choses en souffrance qui cherchent désespérément dans des techniques thérapeutiques la solution à tous leurs problèmes ? Mais, faudrait-il ajouter, plutôt que d’attendre quelque chose d’elle, et comme il n’est pas possible d’en prendre congé, après tout, tous autant que nous sommes qui vivons ici et maintenant sommes des membres de cette époque et nous ne pouvons pas nous en désolidariser complètement, au lieu d’attendre quelque chose de l’époque, ne faudrait-il pas lui opposer une infinie fin de non-recevoir afin de faire entendre cette déclaration selon laquelle (c’est moi qui déclare) entre elle et nous, il ne saurait y avoir nulle communauté réelle, seulement une cohabitation forcée qui s’achèvera tôt ou tard puisque, et elle et nous, nous sommes mortels ? Abstrait décret peut-être, mais qui peut se comprendre en un sens plus concret que voici : la thérapie dont nous avons besoin, ce n’est chez quelque technicien du bonheur, du corps et de ce que l’on met dedans que nous sommes susceptibles de la trouver, mais en nous-mêmes. Ou mieux (puisque cette métaphore spatiale peut prêter à confusion) : c’est à nous-mêmes qu’il nous faut la donner. Nul spécialiste n’aura jamais le dernier mot sur nous puisque, en tant que nous sommes, nous sommes inépuisables. Il est possible, d’ailleurs, que ce dernier mot n’existe pas, et ce doit être un présupposé de notre thérapie : nous devons inventer nos propres méthodes d’enquête et de résolution des problèmes et ne pas confier des événements si uniques et si profonds que nos existences à ceux qui font profession de nous fournir des solutions clefs en main. Comme on ne peut pas détruire l’époque sans se détruire soi-même par la même opération, entreprenons de saper avec méthode et détermination les fondements mêmes de cette époque où nous avons vu le jour, mais ni par espoir d’une jouissance destructrice ni par esprit de système (par définition, notre époque serait ce qui est haïssable), parce que cette époque fait tout pour nous empêcher de nous atteindre nous-mêmes en nous enjoignant de résoudre des problèmes qui ne sont pas les nôtres, mais ceux de cette époque à laquelle, si nous nous efforcions d’être ou de devenir ou de chercher à être ce que nous sommes vraiment, ce que nous désirons devenir, l’autre que nous ne sommes pas encore mais que nous aimons déjà, bref, si nous faisions cet effort, nous nous découvririons essentiellement étrangers. Entre elle et moi, il faut choisir.

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