L’Occident est une province de l’Amérique. Corollaire de la proposition : nous, les Occidentaux, nous sommes tous des dominés. Au sens politique, toutes les questions sont secondaires par rapport à celle-ci : comment se libère-t-on de cette domination ? À laquelle question il faut bien ajouter : le peut-on seulement ? Car rien ne prouve, en effet, qu’il soit possible, dans les conditions actuelles, de se libérer de cette domination qui, d’une façon ou d’une autre, que cela nous plaise ou non, choque ou non notre bon gros sens moral, semble acceptée par l’immense majorité de la population. J’entends par là : la domination n’est pas vécue comme telle, mais comme librement choisie par les individus. Lesquels individus n’ont donc pas conscience d’être dominés, mais s’imaginent tout au contraire que leur mode de vie, la façon dont ils s’expriment, ce qu’ils consomment, c’est eux qui le choisissent librement*. Or, sans conscience de la domination, il ne saurait y avoir de libération possible. L’émancipation présuppose la connaissance de l’assujettissement. C’est-à-dire : des mécanismes par lesquels nous sommes déterminés à agir, penser, sentir, parler, etc. Le paradoxe n’est-il pas cependant que, pour avoir conscience d’être dominé, il faut déjà avoir cessé de l’être ? Ou plutôt, cette proposition, il faudrait la formuler ainsi : avoir conscience d’être dominé, c’est déjà commencer de ne l’être plus. Et à l’objection selon laquelle personne ne voudrait être dominé, répondre que oui, la domination procurant un confort dont la conscience d’être dominé nous ampute, tout le monde veut l’être en réalité : le sentiment d’être heureux est plus grand chez le dominé qui n’a pas conscience de l’être que chez celui qui a conscience de l’être, sentiment illusoire, certes, mais réel puisque c’est un sentiment, tel est au fond le même paradoxe décliné autrement, paradoxe contre lequel on finit toujours par se fracasser la tête. Que, dans les conditions actuelles, une situation inique et insupportable ne puisse pas être transformée, c’est cela qu’on appelle une époque. Qui, pour un temps du moins, le temps qu’elle dure, ajouterais-je si cela n’était pas totalement tautologique, constitue un horizon indépassable pour l’immense majorité des individus vivant à ce moment-là de l’histoire. D’où, sans doute, la nécessité de la patience, conçue non comme une attente interminable, mais comme un temps d’élaboration nécessaire. Avant que quelque chose se passe, en effet, il faut bien inventer ce quelque chose qui se passera.
* Yeah girl ! crie ainsi en guise de félicitations la mince à la grosse à qui elle fait faire de désespérés exercices d’amaigrissement. Ouais fille ! lui semblerait ridicule et n’exprimerait pas le même contenu que le Yeah girl !qu’elle recrache dans une langue qu’elle ne maîtrise que de façon approximative. C’est d’ailleurs parce que sa maîtrise des langues (sa langue “maternelle” aussi bien la langue des échanges) est approximative qu’elle s’exprime de la sorte. Elle parle la langue maladroite des esclaves.

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