15.2.21

N’est-ce pas d’une cohérence quasi paranoïaque que notre époque, laquelle haït de toutes ses forces la nature, soit en même temps profondément obsédée par elle ? — Est-ce que c’est ce que tu vas écrire aujourd’hui dans ton journal ? — Eh oui. Pourquoi pas ? — Non, je ne sais pas, je me disais que tu pourrais parler d’autre chose, être un peu moins, enfin, je ne sais pas, un peu plus… — Bien sûr. Faire comme les autres, faire comme tout le monde : « Dîné à la Coupole avec Cioran. Quelle vivacité d’esprit ! Si seulement il n’était pas mort, le pauvre. » Mais non. D’une part, je ne connais personne, et puis tous les restaurants sont fermés. — Tu fais le malin, mais ce n’est pas drôle. — Je ne cherche pas spécialement à être drôle. Tous les matins, je lutte contre moi-même, contre le monde, contre l’écriture même. — Tu n’as pas l’impression de te répéter ? Je suis sûr que tu l’as écrite au moins dix fois, cette phrase. Alors que, d’une part, elle est fausse, et que, d’autre part, si elle était vraie, ce serait une phrase de poseur ridicule. — Je ne vois pas où tu veux en venir. — Nulle part. J’essaie simplement de te faire remarquer un certain nombre de choses. — Selon toi, il faudrait que je change, si je comprends bien. Il faudrait que je m’oppose à mon meilleur jugement, c’est ça ? C’est vrai, après tout, pourquoi s’efforcer de dire la vérité, pourquoi la chercher, pourquoi ne pas faire comme tout le monde ? — C’est quoi ton problème avec tout le monde ? — Aucun. Je regarde la réalité en face, c’est tout. Et puis, arrête de t’opposer systématiquement à moi. C’est lassant et ça ne mène à rien. — Je ne m’oppose pas systématiquement à toi. — Mais bien sûr que si ! Tu ne fais que ça. Sans même prendre la peine de lire ce que j’ai écrit. Tu arrives avec ton assurance de redresseur de torts imbu de lui-même et tu m’assènes tes convictions déguisées en conseils bienveillants. — Ce n’est pas la peine d’être agressif. Je ne voulais pas être désagréable, tu sais. C’était simplement une question que je me posais. Fais comme tu veux. — Alors, laisse-moi écrire. — Vas-y. — Mais c’est trop tard, j’imagine. L’idée est passée. Ou du moins la forme qu’elle avait quand j’ai eu l’idée de l’écrire. Est-ce que je n’aime rien ? Ou est-ce que les objets que j’aime, que je pourrais aimer si je les rencontrais, ne sont pas de ce monde, un peu comme quand je me dis que je n’ai pas les moyens matériels de mes goûts esthétiques ? Mais s’ils ne sont pas de ce monde, de quel monde sont-ils ? C’est bien le problème. Je n’ai pas envie de faire partie du camp des perdants. Et pourtant, je sens bien que c’est le mien. Je ne l’ai pas choisi, je préférerais appartenir à l’autre camp, mais c’est ici que je me trouve, contre ma volonté, contre mes désirs, parmi tous ceux que l’histoire oublie et dont l’image s’efface toujours un peu plus vite. Et n’est-ce pas normal que l’histoire oublie toujours plus de monde ? Il n’y a pas de place pour le souvenir de tous. Il faut faire des choix, éliminer les autres versions du monde pour n’en conserver qu’une, qui donnera l’illusion d’un monde cohérent. Pourquoi pas ? Je ne suis pas contre cette idée. Non, j’aurais simplement aimé faire partie de l’autre camp. Ou plutôt, que l’autre camp, le camp des gagnants soit différent de ce qu’il est dans cette version-ci du monde parce qu’alors, dans cette version-là du monde, j’aurais pu en faire partie. Peut-être suis-je trop fatigué, raison pour laquelle je raconte n’importe quoi. Je n’ai pas dormi comme je le voulais cette nuit. Je n’ai pas la sensation que le sommeil m’a apporté ce dont j’avais besoin. Le repos. La paix. La clarté. La joie. Depuis que je me suis levé, et même avant, je crois, je pense à aller courir. Seul moyen de remettre de l’ordre dans ces idées qui habitent mon corps ou du moins d’opérer sur elles une manière de sélection accélérée : celles qui ne résisteront pas, j’en serai débarrassé. Et puis, si c’est moi, qui ne résiste pas à l’effort, le problème sera définitivement réglé. Enfin, allais-je ajouter, mais à quoi bon cette remarque désespérée ? Tu crois que les choses ne sont pas suffisamment évidentes comme elles sont. Je vais aller courir. Mais d’abord, je vais passer l’aspirateur. Les idées seront peut-être plus claires après. Après, on verra.