Météorologie. Après avoir couru 9 kilomètres sous ce ciel de pur azur, traversé la traverse puis le parc longé la mer pour gravir la corniche jusqu’à cette petite avancée polygonale de l’anse de l’Oriol et retour, je ressens un profond vide, mais un bon vide. Qu’est-ce qu’un bon vide ? Je ne sais pas, je dirais un état où l’individu s’est débarrassé d’une partie de lui-même, celle qui le rend insensible ou trop sensible, je ne sais pas non plus. Difficile d’écrire dans ces conditions, me dis-je. C’est sans doute plus une question qu’une affirmation. Je ne pense à rien. Et puis, un mot me vient : météorologie. Alors, j’écris. Ces derniers jours, ayant rouvert le tome 2 de l’Homme sans qualités que je n’avais pas eu le courage de lire cet été, volume où Jean-Pierre avait regroupé les échecs qu’avait connus Musil dans la recherche d’une fin à son livre, je découvre un univers que je ne connais pas, comme un écrivain que je n’aurais jamais lu. Il y a des pages, même inachevées, qui sont d’une si grande beauté que je me demande comment Musil a pu se résoudre à ne pas les publier. Quelle exigence était la sienne ? Me vient à l’instant une question que je ne devrais peut-être pas formuler en ces termes parce qu’elle est grossière, imprécise, trop ambitieuse : n’attendait-il pas trop du roman ? Son échec n’est-il pas l’échec du roman, un moment historique où la toute-puissance du roman se retourne contre lui et conduit à la ruine ? Après Musil, il n’y aura plus que des faiseurs. Caricatural ? Peut-être. Peut-être pas. Mais je ne veux pas porter de jugement sur des cas particuliers (tel ou tel auteur vaut-il mieux que tel ou tel autre ? aucun intérêt), plutôt esquisser l’idée que Musil s’est probablement trouvé face à l’épuisement des ressources du roman. Situation que l’on pourrait interpréter comme manifestant le caractère épuisable des ressources du roman. Là où d’autres formes de l’écriture ne le sont pas forcément, voire sont inépuisables. Tout ceci est très schématique, j’en ai conscience. Cependant, rien n’indique qu’il n’y ait pas une finitude des formes. Une forme finie qui continue malgré cette fin ne cesse pas d’être cette forme, elle devient aussi un produit aux frontières bien définies, aux codes explicites, aux règles établies (la transgression faisant partie de ces règles). Or, ce avec quoi Musil est aux prises, tout comme ces personnages (les deux couples symétriques / asymétriques Agathe-Ulrich, Clarisse-Walter), dans cette recherche d’une fin à son roman, ce sont justement les frontières : frontières du moi, frontières entre les êtres, frontières entre les formes, etc. Il y a comme une tentative d’abolir les frontières tout en les maintenant, de les dépasser tout en les affirmant. Et rien ne dit que ce geste ne confine pas à l’impossible. Sauf qu’il faut le faire. Il faut tenter ce saut ultime. Celui qui ne s’y risque pas est-il autre chose qu’un faiseur ? Puisque c’est une image que Musil évoque dans les pages que j’ai lues hier, cette recherche-là s’apparente à la nature duelle des dieux grecs. Comme Apollon, dont l’arc est une lyre et inversement, qui est à la fois celui qui guérit et celui qui propage les épidémies (au début de l’Iliade ses flèches répandent la peste dans la plaine de Troie). Le roman est-il capable de supporter cette dualité ? La forme qui assume cette dualité — cette contradiction, faut-il dire (comme Musil a pu le dire, je cite de mémoire, « Le contradictoire ne peut être vrai, mais il peut être vivant. ») — ne doit-elle pas être capable de subir nombre de métamorphoses ? Comme la langue d’Homère, qui était à la fois poésie, mythe, récit, légende.

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