Je viens de noter dans mon carnet trois mots qui me trottaient dans la tête depuis plusieurs jours sans que je sache très bien quoi en faire puisqu’en eux-mêmes ils ne veulent pas dire grand-chose, qu’ils appellent une suite (trois mots, c’est un peu court, tout de même), mais que celle-ci ne vient pas. Pas encore, du moins. Est-ce que je les ai écrits pour les objectiver, les oublier, m’en souvenir, les effacer ? Probablement tout cela à la fois. Hier, sur la route du col de la Gineste, écoutant cette vieille émission de radio consacrée à Robert Musil, dans l’atmosphère grise et humide percée de soleil seulement au-dessus du cap Canaille, quelque chose a-t-il pris forme ? Une conscience plus précise des choses et de moi-même ? Ce n’était pas le temps (la météo) que j’espérais, mais j’ai composé avec lui. Un itinéraire un peu stupide, vain, bien sûr, mais réel, comme une délimitation intangible de l’espace. On ne devrait jamais délimiter autrement l’espace qu’en ne le touchant pas, ne le modifiant pas — toute géographie devrait être purement mentale. À l’écoute de ces voix, je me suis souvenu des raisons qui m’avaient conduit à ne plus croire au moi. Un fragment d’autobiographie intellectuelle. Mais ce n’est pas ce que je retiens. Plutôt cette superposition des univers : la Mitteleuropa et la Méditerranée. Comme si celle-ci n’était justement pas possible. D’où sans doute ce sentiment étrange à la lecture des chapitres que Musil a intitulés « Voyage au paradis » au cours desquels Agathe et Ulrich vont passer l’été dans une île de l’Adriatique. Étranges et belles ébauches. Par pure association d’idées, me voilà en train de mesurer la distance entre Recanati et Porto Recanati (entre 15,5 et 18,5 km selon la route selon qu’on prend la Strada Provinciale Bella Luce ou Helvia Recina). C’est dans ces chapitres qu’Ulrich et Agathe consomment leur amour incestueux. Dans ces chapitres qu’on trouve aussi les pages parmi les plus belles de l’Homme sans qualités. Comme nous le fait lire cette remarque d’Agathe à Ulrich : « Sais-tu, Ulrich, conclut Agathe, tu es comme ça : si on te donne des feuilles et des branches, tu les recouds pour en faire un arbre ; mais moi, j’aimerais essayer un jour de voir ce qu’il advient si nous nous cousons par exemple les feuilles sur la peau. »

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