1.3.21

Où vont les idées qui nous échappent ? Sont-elles stockées dans une sorte de réservoir à idées, genre d’entendement divin leibnizien où sont rangés tous les mondes possibles, ou bien disparaissent-elles tout simplement ? Ce qui revient en fait à se demander ce que sont les idées, des choses qui ont une manière d’être (au sens d’une subsistance par soi) ou de pures impulsions électriques, disons, des connexions fugaces entre neurones qui, si elles ne sont pas enregistrées par la main, la mémoire, ou autre chose, passent pour toujours ? Et d’où vient cette impression que j’ai déjà eu ce genre d’idées, voire que j’ai déjà écrit cette page de mon journal que je suis en train d’écrire ? Du fait que j’ai déjà laissé des idées m’échapper, sans aucun doute, mais je n’ai pas envie de vérifier dans les millions de signes que compte désormais mon journal ceux qui seraient susceptibles de correspondre à l’écriture de cette idée sur les idées qui s’échappent. Quoi qu’il en soit, cette idée me plaît, d’une fugacité ontologique de l’idée, de son naturel éphémère, pure connectique de l’idée, laquelle ne serait quasi rien sans une action qui vient l’enregistrer, rien qu’un bref flux informationnel, une décharge, un passage, une électrocution. Les idées ne sont rien, ce qui importe, c’est ce que l’on en fait, mais elles sont tout, sans elles, on ne peut rien faire. Cette nuit, j’ai eu une idée que je n’ai pas notée, par paresse, par fatigue, parce que, dans mon esprit, à ce moment-là, ce n’était pas l’heure de noter l’idée, à tort, parce que c’est toujours l’heure d’écrire, même quand on dort à moitié, même quand on est profondément assoupi. Repensant à présent à l’échappée de l’idée, je vois ses contours, pourtant, qui se dessinent, et sa forme qui disait en substance qu’il n’y a pas de société, rien que des instincts qui se confrontent, s’affrontent, se rencontrent, mais je ne sais plus très bien à propos de quoi je l’ai eue, cette idée. Et, au fond, peut-être, c’est ce que je me dis à présent, peut-être cette idée m’a-t-elle échappé parce qu’elle ne portait à proprement parler sur rien, ce n’était même pas une idée que j’ai eue, ni même une idée qui m’est venue, mais une idée qui est née en réaction à quelque chose d’autre qu’elle-même, une idée suggérée par autre chose qu’elle-même, par quelqu’un d’autre que moi. Mais toutes les idées ne sont-elles pas de cet ordre-là ? Je ne sais pas. Je me sens de plus en plus mal à l’aise avec cette idée parce qu’il me semble que j’ai déjà écrit tout cela, plusieurs fois, avec la même insatisfaction. Et je ne sais plus très bien quoi en penser. Ce matin, après le rendez-vous avec la directrice de l’école où Daphné ira l’année prochaine, je suis allé courir. 10 kilomètres. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler, ni même de la pureté du bleu du ciel au-dessus de moi, au-dessus de nous, non. En montant la côte de la corniche (de la plage vers la ville, pour ainsi dire), j’ai été frappé de voir ces camionnettes de police, cachées, c’est du moins l’impression que j’ai eue les voyant, et qui semblaient attendre quelque chose qui n’avait pas encore eu lieu, ou du moins qui n’avait pas encore eu lieu aujourd’hui, peut-être la veille, mais pas aujourd’hui, quelque chose qui allait avoir lieu, et qui devait être strictement encadré. Tout en courant sous le soleil parfait de ce premier jour de mars, je me suis demandé si cette réalité qu’on connaissait déjà avant qu’elle ait eu lieu, et contre laquelle on s’armait (façon plus ou moins de parler), je me suis demandé si cette réalité pouvait faire autre chose que nous décevoir et, me suis-je encore demandé, cette production de la déception qui semble consubstantielle à la réalité dans laquelle nous vivons, comment se fait-il que nous nous en accommodions si facilement, voire que nous l’appelions de nos vœux communs et unanimes ? Nos comportements sont prévisibles, d’ailleurs ils sont prévus, et nous nous comportons quand même comme on prévoit que nous allons nous comporter, ce qui entraîne des comportements tout aussi prévisibles en réaction à ces comportements, et ainsi de suite, tant et si bien que la réalité se confond avec les prédictions comportementales que nous faisons à son sujet. Or, une telle réalité, si prévisible, ne doit-elle pas se dissoudre d’elle-même, s’user en quelque sorte, à force d’être prévue, s’étioler comme une scène jouée encore et encore finit par ne plus faire ni rire ni pleurer ? Ou, plus exactement, n’est-ce pas à souhaiter ? Pour que quelque chose se passe — enfin.