6.3.21

Tout ce que je demande, c’est la force de continuer. Ce qui peut sembler n’être rien, mais est tout, en réalité. Je sais bien que je ne suis personne, que je n’existe pas, ou alors à une échelle si infime que j’en suis indiscernable, mais je ne cesse pas pour autant, je continue. Je veux continuer. Zéro relâche. Et, tout ce que je demande, c’est la force de ne pas arrêter. À qui est-ce que je le demande ?  Aux façons de parler. Si j’étais plus chrétien que je le suis, je croirais que ce que je fais n’est pas en vain, qu’à force de force, à la fin, je serai récompensé d’une manière ou d’une autre. Mais non, tout ce que je demande, c’est la force de ne pas arrêter quand même je devrais ne jamais réussir. Mais alors pourquoi continuer ? — Et pourquoi arrêter ? Je me lève. Fais la vaisselle. Écoute pendant ce temps Maria João Pires jouer les premières sonates pour piano de Mozart (n°3 en si bémol majeur). Et, sachant toutefois que le contenu psychologique que l’on associe à elle n’est pas la musique, ne puis m’empêcher de me demander : à quelles conditions une telle innocence, une telle légèreté sont-elles possibles ? Trouve en manière de réponse une certaine idée de la fragilité : qu’il faut des dizaines de milliers d’années d’intelligence pour parvenir à composer une sonate en do majeur (comme la sonate n°1) et quelques instants à peine pour tout détruire, pour qu’il ne reste plus rien, pas même le contenu psychologique que l’on peut associer parfois à quelque chose qui lui est étranger, et doit lui rester — étranger. Mais nous confondons si facilement ce que j’ai dans la tête avec ce que c’est. Confondons-nous d’ailleurs ? Pas vraiment. Nous nous contentons de cela, nous satisfaisons de cela et, au bout d’un certain temps, finissons par ne plus nous intéresser qu’à cela, pas à ce que c’est. Qu’est-ce que ce que c’est ? Je serais bien en peine de répondre à la question, mais ne pas la poser, c’est trahir en un sens ces dizaines de milliers d’années d’intelligence qu’il aura fallu pour parvenir jusqu’à moi, ce microcosmique atome, transcendantale musique, qui écoute Maria João Pires jouer Mozart tout en faisant la vaisselle.