9.3.21

Je suis vide, je suis en paix. Le menton appuyé sur la paume de ma main, les yeux grand ouverts devant la fenêtre qui l’est aussi, je me répète cette phrase. Vraie, car comment pourrait-on être en paix en ce monde ailleurs que dans l’absence, la suspension de la pensée, le retrait de la personne ? Une brume légère colle une pellicule opaque sur l’éclat aveuglant du ciel. J’entends un pigeon qui roucoule sur le toit. Des ouvriers travaillent à une nouvelle construction. Toujours la même depuis des mois. C’est long d’abattre des arbres pour y couler du béton. Hier, j’ai été déçu. Allant chercher Daphné à l’école, je me disais que bientôt, je n’emprunterais plus ce chemin, dans quelques mois en tout cas, et je ressentais une sorte de nostalgie par anticipation à cette idée. Et puis, passant devant « le restaurant de la frite », comme il arrive parfois à Daphné de l’appeler, j’ai découvert avec déception que la destruction du fast-food que j’avais imaginée n’avait aucune réalité, une enseigne étant simplement remplacée par une autre : Quick par Burger King. Alors, je n’ai plus ressenti la moindre nostalgie. Mais un profond soulagement, au contraire, mue par une infinie lâcheté, de ne plus fréquenter ces lieux. Et tout cela, toute cette langue barbare, je me le demande à présent qu’enfle le bruit d’un moteur qui semble devoir accomplir une tâche au-dessus de ses forces (bizarre anthropomorphisme que cette remarque), un nom qui chasse un autre, est-ce elle, la langue inclusive du futur : noms de marques comme seul discours universel, uniformisation des mœurs, des goûts, un même idiome analphabète pour l’ensemble de l’humanité, et tout le monde, en effet, logé à la même enseigne ? Déjà, je regrette le vide d’il y a quelques instants. Avant d’écrire cette page, je m’étais dit que je n’avais rien à dire aujourd’hui. C’est à ce moment-là que mon regard s’est perdu dans le vague au-delà de l’espace clos où je trouve une sorte de refuge fragile, illusoire, à ce moment-là que le vide laissant la place au langage, j’ai commencé de former quelque notion de ma condition, de notre condition. Du livre d’Adorno, cette phrase ressort : « Au cœur du désenchantement il y a la haine de la pensée. »