10.3.21

Adorno et le jazz. Bien sûr, Adorno ne connaissait rien au jazz. Et cette remarque est à soi seul une objection dirimante. Mais son article « Mode intemporelle » et la réponse à la critique de Joachim-Ernst Berendt font apparaître deux conceptions opposées en ce qui concerne l’art des opprimés. L’une, qui a triomphé historiquement, de Richard Shusterman à Jack Lang en passant par tout le monde, valorise l’art des opprimés au nom de leur oppression même : par culpabilité ou pour réparer les torts commis à leur encontre, on hisse au rang de grand art toutes les productions des opprimés. L’autre, celle d’Adorno, se refuse à cette faiblesse et, prenant le parti des opprimés sans céder par mauvaise conscience à la fausse sympathie, leur dit : Vous méritez mieux que cela. Vous cantonnez à cet art, ce n’est pas vous émanciper, mais vous maintenir au contraire dans votre état d’infériorité. Évidemment, le triomphe de la conception « démocratique » accompagne le triomphe de la bêtise — nous le percevons aujourd’hui mieux encore qu’en 1953 date de la publication des articles —, mais aussi de ce qu’Adorno appelle Entkunstung, la désartification, et plus généralement la désartification du monde. L’art entertainment, en renforçant les idéologies préexistantes (à droite chez Jeff Koons aussi bien qu’à gauche chez Banksy), neutralise et annule l’art : il désartifie l’art qui n’est plus qu’un désart, pur instrument au service d’autre chose que lui-même (le message de l’œuvre et la place de l’artiste dans la société) et non plus aussi une fin en soi : l’art est privé de sa fonction utopique, soumis aux lois du marché non pas en tant qu’œuvre d’art, mais comme n’importe quelle marchandise, il se trouve condamné à ne plus rien inventer, ne faisant plus rien que renforcer des croyances qui lui préexistent et dont il n’est qu’un prolongement dans le champ des objets kitsch qui peuplent notre monde désertique. Ce qu’Adorno reproche au jazz, c’est-à-dire : à l’art comme marchandise, est l’exact opposé de ce qu’il admire chez Schönberg : « La pureté et la ténacité avec lesquelles Schönberg s’abandonnait chaque fois à l’exigence objective le privèrent du succès ; le sérieux, la richesse, l’intégrité de sa musique suscitèrent le ressentiment. Plus elle donne aux auditeurs, moins elle est complaisante à leur égard. Elle demande à l’auditeur de participer spontanément au mouvement interne de la composition ; au lieu d’une contemplation pure et simple, elle sollicite en quelque sorte une attitude pratique. Par là Schönberg déçoit cruellement l’attente, qui subsiste en dépit de toutes les protestations idéalistes, d’une musique se laissant facilement écouter comme une série de stimuli sensoriels agréables. Même des écoles telles que celle de Debussy ont répondu à cette attente, malgré l’atmosphère esthétique de l’art pour l’art. La frontière entre le jeune Debussy et la musique des salons était indécise, et les conquêtes techniques de sa maturité furent promptement intégrées à la musique de masse commerciale. Chez Schönberg, c’en est fini des bons sentiments. Il dénonce un conformisme qui s’empare de la musique comme réserve naturelle de l’infantilisme au sein d’une société qui sait depuis longtemps qu’elle n’est supportable que dans la mesure où elle accorde à ses prisonniers un quota de bonheur enfantin mesuré. » Nous qui venons plus d’un siècle après Schönberg et plus d’un demi-siècle après que ces lignes ont été écrites, nous savons à quel point elles sont vraies. Et à quel point, ce qu’elles exposent ne se limite pas à la seule musique, mais à l’art dans son ensemble (l’art, la littérature, la philosophie, etc.). Un art qui ne sert guère plus qu’à rendre vivable une vie invivable parce que c’est là la seule fonction qu’on daigne lui accorder dans la société et que, intégralement soumis aux règles de l’échange des marchandises, il n’est plus en mesure d’enfreindre les règles que la société lui impose ; — il n’en a tout simplement plus la force. L’art, impuissant à transformer quoi que ce soit dans le monde, à commencer par lui-même, remplit la fonction mortifère de rendre encore plus impuissants qu’ils ne le sont déjà les individus qui s’y adonnent. J’allais écrire une page pleine de ressentiment et, y renonçant, voilà celle que j’ai écrite, hommage au ciel bleu qui nous rend plus forts que nous ne le serions sans lui.