11.3.21

Comment peut-on vouloir participer, être disponible, adhérer, s’intéresser ? Toute la vie sociale semble être faite pour rendre antisocial ou dissoudre la personnalité dans ce à la négation de quoi elle devrait tendre (cette négation réelle fût-elle impossible ou indésirable en tant que telle, dans sa réalisation concrète). Comment la violence des échanges ne conduirait-elle pas au refus de ces échanges mêmes ? Comment vouloir parler quand à toute interaction préside l’insulte ? Comment vouloir appartenir quand toute forme d’identité tend à l’annulation de la singularité de l’individu ? Paupérisation du langage. Plus que des modes d’expression appauvris. Nier la corrélation entre l’appauvrissement du langage ordinaire et l’appauvrissement de la littérature, des formes artistiques, des discours philosophiques et politiques, etc., relèverait de la plus pure malhonnêteté intellectuelle. Et, par effet de retour, des formes de vie sociale. Quant à dire qui cause quoi, c’est une autre histoire. Mais le fait (brut, un peu grossier) ne se discute guère. Catégories prêt-à-porter sous lesquelles se range toute la diversité du monde ; on s’y sent comme dans un vêtement trop petit ou trop grand, mal coupé, et aux couleurs voyantes, rien ne me va, mais je le porte quand même, c’est tout ce à quoi j’ai droit. Dans la vitrine où je pensais voir des livres que j’aurais pu avoir envie de lire, rien que des produits formatés comme on en fait la promotion à la télévision. Tout est si trivial. Comme sur la table à l’intérieur, bien visible, ce petit volume de nouvelles signé par un prix Goncourt, et intitulé Vous aurez de mes nouvelles. Pourquoi faut-il que tout soit si trivial ? Est-ce que plus c’est trivial, plus les gens, se sentant rassurés, sont enclins à consommer ? L’insécurité n’est pas bonne pour le moral des ménages. Les vendeurs l’ont bien compris. Désormais, tout le monde les suit, tout le monde obéit. Sur des bouts de papier, telle page de carnet, les morceaux du livre Γ de mes Ruissellements dont le Β paraît aujourd’hui. Confronté à ma propre insatisfaction devant le concept de fragment, lequel présuppose un tout qui, c’est précisément la cause de mon insatisfaction, n’existe pas, je cherche un autre mot que je ne trouve pas. Sur le toit d’un des immeubles en face de la fenêtre, des hommes semblent travailler, et je me demande Qu’est-ce qui distingue les gestes qu’ils font de mouvements insensés ?