12.3.21

Les phénomènes de mode auxquels je suis étranger me fascinent. Probablement en raison de la déception que je ressens toujours m’apercevant (et, parfois, bien malgré moi) que, tel objet qu’il me semblait aimer, je l’aimais moins que je n’étais victime de la mode qui fait qu’à un moment donné de l’histoire humaine on aime cet objet et non ces autres. Être victime de la mode n’est ni un défaut ni un vice, pas même une forme d’incompétence, comme s’il nous manquait l’expertise permettant de la déceler — alors qu’en réalité tout le monde est victime de la mode. Ce phénomène exprime notre appartenance à l’époque à laquelle nous vivons. Ce qui pourrait bien être tout à fait trivial si nous ne nous appropriions pas ce phénomène pour nous en placer à l’origine. Ainsi, ne disons-nous jamais « Je suis victime de la mode x », mais bien toujours « Je suis très sensible à x ». C’est une façon de voir le monde, erronée, certes, mais rare qui veut voir le monde tel qu’il est : globalement, nous préférons le voir tel que nous le voyons. L’erreur consiste à croire que c’est nous qui le voyons alors qu’il est vu pour nous avant de nous être montré. (Nous ne voyons pas le monde, nous voyons ce que l’on nous montre du monde.) La mode renforce notre conception tautologique du monde. Non pas dans l’affirmation de notre appartenance pleine et entière à l’air du temps, mais dans la croyance qu’elle induit chez qui consomme que sa sensibilité à x est le produit de sa subjectivité. Nous faire prendre des phénomènes impersonnels pour des phénomènes personnels, tel est le modus operandi de la mode. Comment, si la mode ne me procurait pas le sentiment de me consommer moi-même, comment pourrait-on comprendre que la répétition qui est le propre de la mode (il faut que ce soit toujours la même chose) ne suscite pas le dégoût, mais bien une jouissance répétée, renouvelée ? Ultime jouissance de consommer ma propre subjectivité matérialisée dans un objet de mode. L’objection selon laquelle les modes s’achèvent serait valable si à une mode ne succédait pas toujours une autre mode. Ce qui donne l’illusion que les goûts changent alors que ce n’est jamais que le goût du goût qui change : le goût est le même, seul son parfum est différent. Les modes finissent, mais la mode est infinie. Quel esprit, sinon celui qui jouit de sa propre cruauté, pourrait bien trouver quelque chose à redire à un phénomène si merveilleux qu’il me permet d’aimer enfin ma vie ? (Mais je ne trouve rien à redire, je ne fais que dire.) Au bout de la mode, il y a le désir d’une communion ultime, d’une solidarité sans faille entre les êtres, d’une fusion totale au sein de la société. Comme une forme de jugement de goût dernier, sanctionnant une bonne fois pour toutes notre appartenance au même groupe, sans nul hiatus, sans doute aucun. Et la paix éternelle qui s’ensuivrait. La mode incarnant le bien ultime, comment ne souhaiterions-nous pas un mal infini à qui nous en révèle le caractère illusoire, ce qui fût-il nous-mêmes ? — En courant, cette phrase (que je soupçonne d’être apocryphe en partie sinon plus) : Alors qu’intérieure, l’intériorité m’échappe, la mode confère à l’objet le caractère d’une intériorité extériorisée, enfin disponible pour je puisse la consommer.