L’idée qu’il me faudrait endosser une histoire qui n’est pas la mienne propre (celle qui commence au moment de ma naissance) semble nécessaire pour prendre conscience que l’univers ne commence pas avec moi, que je n’en suis pas l’origine, mais elle est aussi extrêmement problématique en cela qu’elle fait peser sur qui endosse cette histoire une responsabilité qui n’est pas la sienne, — responsabilité qu’on a tôt fait de convertir en culpabilité. Qu’il me faille une histoire pour vivre (ou du moins des outils que je n’ai pas pu inventer pour comprendre mon histoire), cela semble difficilement discutable, mais toute la question est de savoir quelle histoire ? et qui choisit cette histoire ? ou encore, si l’on veut, qui écrit l’histoire pour qui ? D’un certain point de vue, il paraît aller de soi que l’histoire que l’on endosse est l’histoire du groupe dans lequel on est né, mais raisonner ainsi, c’est traiter cette naissance comme quelque chose de nécessaire, et assigner en quelque sorte l’individu à résidence dans une identité qui le précède, et qui le dépasse de façon incommensurable. L’individu ne peut pas se mesurer avec le groupe auquel celui-ci attend de lui qu’il s’identifie parce qu’il n’y a aucune commune mesure entre le groupe et l’individu. Nier la contingence de la naissance, c’est aussi nier toute possibilité d’émancipation réelle. Est-il étonnant, dès lors, dans une société qui assimile l’individu au groupe auquel il appartient, que l’émancipation du groupe se limite pour l’individu à choisir un groupe différent de celui dans lequel il est né ? La seule émancipation possible est une conversion. Émancipation illusoire qui annule la contingence pour construire des nécessités arbitraires. Là où la contingence (et la conscience de la contingence) devrait libérer, dans les conditions imposées par la société, elle est annulée parce que tout choix est limité à un nombre restreint de possibilités (les possibilités reconnues par la société). Même les athées se comportent comme des religieux d’une espèce particulière, mais leur athéologie ressemble à s’y méprendre à une forme radicale de théologie négative ; le dogme est tout pour eux. Le dogme, c’est-à-dire : le groupe, le surmoi, la société en tant qu’organisme dont l’individu n’est jamais qu’un organe. La guerre contre l’individu est totale dans les sociétés qui ne supportent pas la perspective de son émancipation en raison même de leur fragilité essentielle. Plus la conscience que les fondements n’existent pas est forte, et plus on est enclin à construire des fondations absurdes. D’où les innombrables rituels auxquels les membres des groupes s’adonnent avec une irrationalité parfaite. Quand rien ne repose sur rien, tous les comportements insensés sont susceptibles d’être justifiés par des motifs illogiques. C’est que, dans un monde sans fondement, il faut développer une rationalité encore plus forte, sûre d’elle-même et de ses doutes, afin que la personne ne s’effondre pas sous le poids du vide de son écosystème. Il faut des individus doués d’une conscience critique à l’aigu extrême. Et qui s’accordent très peu de repos. Dans un monde sans fondement, le repos de la conscience critique prend les dehors hideux du fanatisme religieux, de l’obésité avachie, de l’hypersexualité maniaque. Qui ne s’endort pas court le risque de s’isoler (il n’appartient à aucun groupe), mais même l’espoir n’est pas gratuit.

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