18.3.21

Je passe ainsi mes après-midis à lire la Dialectique de la Raison de Horkheimer et Adorno. Activité hautement improductive, certes, mais qui ne devrait pas être tenue pour telle dans une démocratie digne de ce nom (plutôt pour la seule activité authentiquement productive, mais enfin, passons). Mais c’est quoi ça, une démocratie digne de ce nom ? Quelque chose qu’il est impossible d’accomplir sans citoyens éclairés ? Hier, je suis tombé plus ou moins par hasard sur la critique que le Monde avait consacrée à un film de science-fiction quelconque, critique indigente, comme le film sans doute, ce que les lecteurs reprochaient au journal dans leurs commentaires (l’indigence de la critique pas de son objet), mais surtout à l’auteur de dévoiler des éléments clefs de l’intrigue du film. Petits rois consommateurs en colère dont on avait eu le culot de gâcher les menus plaisirs. Comme si c’était cela, le plaisir : la jouissance que procure le rebondissement, l’intrigue, voire pire : le message. Et en fait, oui, c’est cela, le plaisir. Rien de grand, que d’innombrables petits stimuli qui m’atteignent, m’émeuvent, me procurent une jouissance inoubliable que j’oublie immédiatement après. Ne serait-ce pas d’ailleurs un critère pour distinguer les produits culturels des œuvres d’art ? Si le rebondissement (l’intrigue, le message, etc.) épuise l’intérêt de x, alors n’est pas une œuvre d’art, mais un simple produit culturel. Mais ce critère ne fonctionne pas de manière autonome, les attentes du public sont préformées : nous ne désirons jamais que ce que l’on attend de nous que nous le désirions. Aussi, aurons-nous des films à rebondissement, des histoires à chute, des spectacles politiques, des chansons déchirantes. « Kant, écrivaient ainsi Horkheimer et Adorno un peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, a anticipé intuitivement ce que Hollywood fut le premier à réaliser consciemment : dans le processus de leur production, les images sont précensurées conformément aux normes de l’entendement qui, plus tard, décideront de la manière dont il faut les regarder. Avant même qu’elle n’ait lieu, la perception qui sert à confirmer le jugement public est déjà apprêtée par ce jugement. Si l’utopie secrète du concept de la raison visait l’intérêt commun — réprimé — des individus, en dépit de ce qui les différencie fortuitement, la raison, qui se limite à fonctionner dans le cadre des fins comme une science systématique, nivelle avec les différences cet intérêt commun. Elle ne laisse opérer aucune autre détermination que les classifications de l’activité sociale. Nul n’est différent de ce qu’il est devenu : un membre utile de groupes professionnels ou nationaux, qui a connu la réussite ou l’échec. Il est un représentant quelconque de son propre type géographique, psychologique ou sociologique. » Dans une démocratie digne de ce nom, une société où la raison consciente d’elle-même ne serait ni dénaturée et ni dénaturante, pour parler à peu près dans les termes de H & A, l’idée que l’on puisse ne pas éduquer son jugement, son goût, sa sensibilité, non par des produits culturels, mais par des œuvres qui mettent en question la nature des œuvres, et donc de ces produits culturels que nous sommes habitués à consommer, une telle idée devrait être insupportable. Mais vivons-nous en démocratie ? Question imbécile. C’est le concept même qui sonne faux, l’idée que nous nous en faisons n’ayant à peu près rien à voir avec celle que les Athéniens du Vsiècle qui l’inventèrent s’en faisaient ; les esclaves sont devenus des salariés auxquels des droits ont été accordés et qui en revendiquent de nouveaux dans un système d’échange fondamentalement asymétrique. Ancestrale histoire de ces métaphores vieillies qui scandent notre civilisation. Nous parlons une langue qui n’est pas la nôtre tout comme nous vivons une histoire qui n’est pas la nôtre, toujours dans une sorte de décalage temporel : le temps pendant lequel quelque chose a lieu n’est pas suffisant pour que nous accédions à sa claire conscience, c’est quand il est fini que cette conscience peut se former, quand il est déjà trop tard, quand il faudrait déjà que nous soyons enfin passés à autre chose. Nous vivons dans des temps reculés, ce sont eux qu’on appelle « le présent ». À la question inutile et dépassée de savoir à quelles conditions la démocratie est possible, il faudrait substituer la question vierge historiquement, parce que pouvant toujours être reposée dans sa pleine actualité, de savoir à quelles conditions une société sans pouvoir est possible, une société puissante sans pouvoir, — l’absence de pouvoir étant certainement la condition de possibilité de la puissance de la société.