22.3.21

Hier, j’ai regardé la télévision. Était-ce pour échapper à la bêtise fondamentale de l’existence ou, au contraire, m’y plonger tout entier dans l’espoir d’une espèce d’action antidote ? Je ne sais pas. Toujours est-il que c’est ce que j’ai fait hier, j’ai regardé des contenus que propose la télévision. Épreuve dangereuse à laquelle se livrer un dimanche, d’autant qu’on ne sait jamais ce que l’on va rencontrer. Là, à portée de la main, sans le moindre effort à faire, c’est l’aventure. Et, en l’occurrence, celle d’un rappeur barbu, qui, sous les yeux émerveillés d’une présentatrice qui sourirait tout autant si elle rencontrait le créateur de l’univers en chair et en os, racontait comment des étudiants avaient soumis ses textes à une analyse rhétorique et lui avaient ainsi permis de découvrir que, lui qui n’avait pas fait d’études, comme souvent dans le milieu du rap (c’est lui qui apportait cette précision), il employait quand même des figures de style. Lesquelles ? Il ne le dit pas. Ou alors, je n’écoutai pas assez longtemps pour le savoir (métonymie, litote, synecdoque, asyndète, prétérition ? le mystère restera entier). Cependant, il y avait là quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui transcendait en quelque sorte la bêtise dans laquelle baigne tout ce que l’on peut bien voir ou entendre en matière de contenus culturels. En effet, au-delà des époques, malgré des dehors étrangers les uns aux autres, en dépit des différences ethniques, religieuses, sociales, historiques, et tout ce que l’on voudra, le rappeur barbu était la réplique à l’identique de Monsieur Jourdain, à qui son professeur de philosophie révéla un beau de jour de 1670 l’impensé de sa langue, de sa vie, de sa culture : il faisait de la prose sans le savoir. « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la Prose sans que j’en susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. » (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, IV, Œuvres complètes, II, p. 283), aurait pu ainsi s’extasier le rappeur barbu, dans une sorte d’épiphanie grammaticale. Mais non, il n’en fut rien. Caché derrière son imperturbable barbe, il conservait son air blasé. Car, pour faire partie de cette histoire mythique de la bêtise, encore faut-il vouloir apprendre quelque chose. Monsieur Jourdain, si bête fût-il, voulait savoir. Il ne savait pas comment savoir et, même si on le lui montrait, il n’y comprenait rien, se laissant abuser par toute sorte de profiteurs malhonnêtes, certes, mais il désirait savoir, désirait le savoir. S’il n’est pas à lui seul suffisant, sans ce désir, il n’est nulle possibilité d’émancipation. Même dans une société comme celle de la France de Louis XIV, où la concentration du pouvoir était à son comble, il était possible de sortir de sa condition pour accéder à une condition supérieure. Le bourgeois qui veut se faire gentilhomme en fait l’expérience par la négative, mais cette expérience en tant que telle n’a rien d’impossible. Elle est même encouragée par la société. Dans une société où l’on attend du pouvoir qu’il se déconcentre toujours plus, qu’il soit « proche des gens », cette émancipation est devenue impossible. Nulle épiphanie, nulle révélation d’une dimension de l’existence à laquelle on n’avait pas accès avant d’accéder au savoir, nul retour sur soi par lequel on s’élève à la conscience de sa bêtise, que l’on peut dès lors dépasser : chacun est enclos dans la bulle hermétique de son horizon culturel. Chacun peut bien tenir le discours qu’il veut sur n’importe qui d’autre (à condition, bien sûr, de ne pas l’offenser), personne ne communique avec personne. Tout est communication, mais rien n’est communiqué. Les expériences se succèdent les unes aux autres sans liaison entre elles à la manière d’une mémoire qui enregistrerait des informations dans des compartiments clos, que nulle instance consciente et consciente d’elle-même (consciente que ce sont ses expériences) ne parviendra jamais à relier entre elles. Dans cette société qui aspire à la déconcentration du pouvoir, on peut faire rire avec Hitler, on peut analyser la rhétorique des textes des rappeurs, on peut faire tout ce que l’on veut, cela n’a pas le moindre sens : chacun est impuissant. La déconcentration du pouvoir ne donne pas plus de pouvoir aux gens, comme ceux-ci se l’imaginent un peu facilement, elle leur en donne moins : un pouvoir infiniment fragmenté, limité à l’horizon culturel étroit qui est le mien, dans lequel je suis enfermé, et dont je n’ai nulle envie de sortir (je n’en ai même pas l’idée) parce que, au-dehors, il n’y a rien pour moi — ni pour personne. Le pouvoir concentré, bien qu’autoritaire, violent et injuste, constituait une norme à laquelle se rapporter. La déconcentration de ce pouvoir ne fait toutefois pas disparaître l’autoritarisme du pouvoir, elle le renforce en transférant le pouvoir à des instances plus faibles, et donc encore plus violentes et plus injustes. L’élévation du niveau de vie impliquait une élévation du niveau intellectuel dont le Roi et sa cour incarnaient l’idéal. Aujourd’hui, en l’absence de cet idéal, nul n’est plus tenu à rien : il n’est pas inadmissible de vouloir se maintenir dans la condition que l’on a trouvée à sa naissance parce qu’il n’existe pas une condition qui vaille mieux que toutes les autres. Et l’argent, qui constitue l’unique norme commune à toutes les sociétés développées, s’affirme comme un autre horizon indépassable : il se consume sans reste autre que lui-même. Notre société, qui aspire à la déconcentration du pouvoir, continue en réalité de croire en la seule chose dont la fin pourrait lui permettre d’accomplir cette déconcentration : le pouvoir.