23.3.21

Qui ne voudrait vivre dans le monde tel qu’il devrait être plutôt que dans le monde tel qu’il est ? Surtout les idéalistes, comme on les nomme assez mal, moins par goût du possible que par goût du bien, lequel n’est malheureusement pas le même pour tous. Mais ce n’est pas cette difficulté, la pire, non, c’est l’impossibilité de pouvoir déterminer la nature du monde tel qu’il devrait être sans vivre dans le monde tel qu’il est, le monde tel qu’il devrait être n’étant jamais que la version parfaite (idéale, dirait-on assez mal) du monde tel qu’il est moins les défauts qui font que ce monde, tel qu’il est, n’est pas un endroit où il fait bon vivre, voire un endroit invivable. Or, qui nous dit que, vivant dans le monde tel qu’il devrait être, nous n’émettrions pas à son endroit les mêmes réserves que celles que nous émettons concernant le monde tel qu’il est, les mêmes en substance, c’est-à-dire : qui nous dit que nous n’aurions pas très vite un grand nombre d’objections à l’encontre de ce monde devenu réel, comme nous en avons à l’encontre de notre monde réel à nous ? Tout ça, au bout du compte, n’est-ce pas une histoire d’insatisfaction, la limite passant entre les individus qui supportent l’insatisfaction et ceux qui ne la peuvent souffrir ? Même si une telle réduction psychologique de l’ontologie des mondes possibles a quelque chose de profondément agaçant : est-ce nous qui rendons le monde invivable, nous — c’est-à-dire : la façon dont nous le percevons ? Les saccages que nous faisons subir au monde s’accompagnant de progrès vertigineux dans l’espérance de vie, par exemple, la réduction psychologique de la question du meilleur n’est pas absurde, tout dépendant du point de vue où l’on se place pour voir les choses comme elles sont. Sauf que la question de l’amélioration de nos conditions de vie sur terre n’est pas du genre de celles qui s’épuisent, au contraire, elle se pose toujours de nouveau comme si jamais aucun progrès n’avait été accompli dans un quelconque domaine. L’être humain a beau être un animal historique, il ne vit pas dans l’histoire, il vit dans un présent qui se décale perpétuellement avec lui. C’est la raison pour laquelle, certains se réveillent un matin pour se découvrir vieillis, comme si le vieillissement avait lieu d’un coup, d’un bond : je suis jeune jusqu’au jour où je m’aperçois que je suis vieille. Au niveau du groupe social où est inséré l’individu, c’est le même type de phénomène qui se produit : le groupe vit en suivant un certain nombre de normes jusqu’au beau jour où il semble qu’elles ne valent plus rien. Or, ce ne sont jamais là que des défauts de perception, l’imprécision du regard que l’on porte sur soi comme sur tout ce qui nous entoure. Si l’on voyait les choses différemment, si l’on avait conscience que l’histoire n’est pas seulement ce grand processus qui aboutit à nous, que l’histoire n’a pas été faite pour nous, que nous n’en sommes pas l’accomplissement, mais rien qu’un moment voué à être démodé, dépassé, poussiéreux, ces rapports (à nous et ce qui nous entoure) en seraient profondément modifiés. Le monde tel qu’il devrait être ne se situerait pas dans un lointain futur hypothétique, pas plus que l’utopie ne se trouverait nulle part. Nous sommes nous-mêmes l’un de ces futurs hypothétiques passés à l’acte, le fait que nous n’ayons pas très bien réussi ce passage à l’acte n’est pas la faute de nos ancêtres, mais la nôtre. Ce que nous avons de mieux à faire, au lieu d’accabler ceux qui nous ont précédés sur terre de tous les maux dont nous sommes responsables, les morts n’étant plus responsables de rien, mais simplement morts, c’est d’interroger la façon dont nous voyons les choses parce que, loin de constituer un phénomène secondaire dans l’ontologie du meilleur, cette perception joue un rôle décisif dans ce passage à l’acte sans lequel le monde tel qu’il est n’a aucune chance de devenir le monde tel qu’il devrait être.