L’idéologie décoloniale participe de l’hégémonie culturelle (au sens total du terme) américaine. Pendant que des peuples entiers, et notamment des peuples qui ont su développer une pensée cohérente et émancipatrice, grâce à laquelle ils ont occupé une position centrale dans l’histoire, à cause de laquelle ils représentent encore une menace, pendant que des peuples entiers sont occupés à se haïr eux-mêmes au nom d’une histoire dont ils ne sont pas responsables, ou simplement préoccupés par cette haine, incités à elle, ils sont aveugles à la colonisation dont ils sont victimes au présent. Car, ce n’est pas simplement qu’une conception du monde en chasse une autre, auquel cas, on ne verrait pas très bien pourquoi plusieurs conceptions du monde ne pourraient pas coexister dans une sorte de pluralisme utopique ; — c’est une domination qui en chasse une autre. Domination d’autant plus perverse qu’elle prétend toujours émanciper les peuples. Il n’y a pas jusqu’à l’importation des dominations américaines qui ne participe à la domination américaine. Nous ne sommes plus, par exemple, des dominés européens, assujettis par l’hégémonie culturelle américaine, nous sommes des dominés américains, nous faisons nôtre des dominations auxquelles nous sommes étrangers. Et ainsi, que nous soyons dominants ou dominés, nous devenons des citoyens de l’empire culturel américain. Qui, prétendant nous rendre libre, nous fait un peu plus esclave. J’étais aveugle et maintenant je vois est une illusion du moment même que c’est un autre qui prétend me rendre la vue. La conscience entend-elle dans ce mensonge la voix qui lui annonce avec certitude un assujettissement universel et permanent ? Comprend-elle qu’il n’y a d’émancipation qu’individuelle et qu’elle se paie au prix, non d’une conversion du regard, qui s’avère toujours le regard de quelqu’un d’autre, tout le monde finissant les yeux crevés, mais d’une lucidité terrible ? En courant à l’instant, parfum de l’eau qui sèche au soleil, odeur qui préfigure un été qui s’éloigne par moments, le vent si fort qu’il ne semble pas avoir faibli depuis la veille alors que si, différence insensible, les portes claquent, les joues claquent. Quand je me regarde dans la glace, si je ne me reconnais pas, qui ai-je en face de moi ?

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