Pierre Parlant, Les courtes habitudes

Le langage ne nous appartient pas. Pour notre malheur et notre bonheur, tout le monde peut parler, et les mots ne signifier in fine que ce qu’on veut bien leur faire dire. Comme ce vieux mot de poésie, qui, à l’origine, c’est-à-dire sur la rive grecque de la Méditerranée où il vit le jour il y a quelques milliers d’années, désigna peut-être une sorte de fabrication et qui signifie aujourd’hui. Mais qui signifie quoi aujourd’hui ?
Pour notre malheur et notre bonheur, tout un tas de choses. Au rang desquelles on pourrait compter, par exemple, les bruits que font les hérauts de la puissance quand ils en chantent les louanges, lesquels ne seraient coupables que d’enfoncer des portes ouvertes si ce sur quoi elles s’ouvraient, ces portes, ne ressemblait pas à la condition aliénée de qui ne sait plus ce que les mots veulent dire ne sachant plus que dire avec les mots. Nous en voici dépossédés. Ils sont là tout autour de nous, ces mots, mais plus rien ne passe par notre bouche, que du vent, des chars et des dollars. Le langage n’appartient à personne, mais certains le possèdent plus que d’autre.
Tout un tas de choses, disions-nous, au rang desquelles nous pourrions aussi compter cette façon d’écrire, à nulle autre pareille, qui s’étend tout entière dans le mot-à-mot. Étrange façon de concevoir, qui semblera un peu simple peut-être à qui n’y prêtera pas l’attention qu’elle réclame, mais qui pourrait toutefois ne pas être sans grand pouvoir d’émancipation. La poésie résiste, écrit ainsi Pierre Parlant, « en imposant justement son mot-à-mot. Belle expression, empruntée aux prémisses de la traduction. Rapportée à l’écriture qui m’intéresse, elle dit que tout compte, au mot près. Là serait peut-être le point réel de séparation entre les écritures. Celles qu’on peut “scanner”, et toutes les autres, qui s’y refusent. » (lors d’un entretien avec Emmanuel Laugier dans le volume de la « Coopérative des littératures » à lui consacré par les Éditions Nous en 2018 à la page 37).
À Pierre Parlant nous devons trois volumes rares — rares, c’est-à-dire beaux —, chacun unique dans le genre d’un autre (Nietzsche, Pontormo, Warburg), qui mettent en œuvre ce mot-à-mot. Trois volumes qui sont autant de façons de déployer des pays, des formes, des horizons, bref : des mondes, dans l’espace d’une langue singulière chaque fois renouvelée par le corps vivant, mouvant, pensant de l’autre : la Nice de Nietzsche, la Toscane de Pontormo, l’Amérique de Warburg.
Cette question du mot-à-motLes courtes habitudes (sous-titrées « Nietzsche à Nice » aux Éditions Nous en 2014) la posent d’emblée : 
« répéter l’endurance je le fais je répète
je réduis aujourd’hui pour qu’en dépit de l’attraction
la grande teneur des mots se désunisse moins »
Mais infiniment moins pour la réduire à une sorte de littéralité que pour la faire fictionner, la faire rêver, se rappeler via elle à un autre que celui qui écrit et dont le mot-à-mot de la lecture cette fois viendra enrichir, faire dériver et parvenir à son but peut-être le poème qui s’écrit. Ou, puisque c’est de cela qu’il s’agit, les lettres de cette correspondance que Nietzsche écrivit cependant qu’il séjournait à Nice et qui forment, bien longtemps après leur envoi, ce que Pierre Parlant appelle « la vie rêvée de quelqu’un d’autre » (33).
Tout en déplacements, allées et venues, le long des sentiers que l’espace géographique de la Méditerranée dessine entre cimes et rivages, mers et montagnes, plus tout à fait en France mais pas encore en Italie, dans l’espace mental que façonne la désarchive de la mémoire, la lecture et l’écriture, mettre les pas dans les pas d’un fantôme pour devenir le fantôme de ce fantôme, pour continuer d’exister, le poème s’inquiète d’une question. Redécouvrant l’art perdu des vies illustres, aussi célèbres qu’édifiantes, où un personnage incarnait une signification, une vocation, un destin, l’autobiographie de l’autre interroge les formes que prend la vie et fait redescendre de l’hypostase où on l’a juchée la question intelligente mais quelque peu décharnée que voici : Qu’est-ce que la vie bonne ? pour se demander (témoignage en vérité d’une grande vitalité) : comment vivre ? 
« j’élève seulement mon nuancier à la hauteur
d’un guide-chant collecteur d’émotions
pour une forme de vie nouvelle » (15)
Et plus loin, comme à l’autre bout du livre, en quelque sorte, ces phrases qui répondent en écho à un étrange berger lyrique : « sous l’éclairage de cette ville qu’il rejoint en suivant de son doigt le contour découpé de la côte ligure — il y connaîtra un raz-de-marée et même davantage : « Nous vivons dans l’attente très intéressante de nous effondrer — grâce à un tremblement de terre bien conçu qui n’a pas fait hurler que les chiens alentour. Quel plaisir quand les vieilles maisons se mettent à cliqueter comme des moulins à café ! Lorsque l’encrier se met à être indépendant ! Quand les rues se remplissent de silhouettes terrifiées, à demi vêtues, les nerfs détraqués ! » — s’esquisse jour après jour l’allure d’un labyrinthe telle quelle, aussi mal définie qu’inaperçue le plus souvent, malgré tics et manies, malgré maux de tête, irritations de toutes sortes, coïncidences et distinctions, l’aventure d’une vie rendue par éclairs à elle-même ; » (74-75). L’aventure d’une vie rendue par éclairs à elle-même, comme en un déchirement, une zébrure, une illumination dans la grande nuit où nous plonge l’existence : 
« cette aventure enseigne qu’un malgré
murmure le nom d’une chance : 
« Je vis d’une manière étrange sur la crête des vagues de l’existence — une sorte de poisson volant » » (75).
Qui oublie son étrangeté n’oublie-t-il pas la vie même ? Qu’est-ce qu’un poisson volant sinon cet animal qui, se faisant monstre par sauts au-dessus de son milieu, s’élève à une condition qui n’est pas la sienne, une autre condition — la condition de l’autre ? Question inquiète de la vie bonne, qui se déploie dans tous les registres, sous toutes les formes qu’elle prend pour croître : 
« c’est un pollen,
une poussière ralentie au beau milieu du texte ouvert en plein midi,
le reliquat d’un mouvement ;
des paragraphes disjoints et conspirant le prouvent à chaque instant,
il faut tendre l’oreille. » (83-84)
Éthique de l’attention, risquera-t-on en guise d’explication, moins pour réduire la chose dont il est question à autre chose qu’elle-même que pour la déplier et l’étendre, l’observer et l’entendre, éthique du souci — mais pas du care, c’est tout le contraire —, de la précision : éthique de l’esthétique, et inversement. Souci de la langue, que l’on apprend à suivre mot-à-mot, certes oui (souvenons-nous que c’était notre point de départ), mais qui ne procède pas d’une quelconque affectation. Nul formalisme, pas l’ombre d’un repli du texte sur lui-même, lequel toujours au contraire semble se pouvoir déplier à l’infini, chaque pli enveloppant et révélant un monde qui enveloppe des plis, etc. ad inf.
Tout est une question d’ordre, pourrait-on dire encore, en faisant d’abord comme si c’était une énigme, tout dépend de ce qui vient, de ce que l’on met en premier. De l’ordre dans les idées, c’est dans l’ordre des choses, mais il n’est pas toujours aisé de s’y retrouver. Écrire, cheminer dans les pas, dans la peau d’un autre, rêver la vie qu’il a menée, apprendre ce faisant à vivre sa vie à soi, c’est mettre de l’ordre dans le dédale des qualités perçues et des perceptibles, le labyrinthe du monde à l’image duquel le labyrinthe de notre cerveau semble façonné :
« contraint au balayage des yeux auquel il se réduit ici en tant qu’empan lisible, du début à la fin, le livre s’est construit de lui-même mais n’a trouvé sa forme qu’en contrariant le pas chassé de son procès ;
secrètement vitré — comme tout vrai livre —, une fois saisi par l’encre, il n’a eu de cesse de contester sa finitude ;
au reste, il le fait devant moi au moyen d’une transparence qui n’est pas de fenêtre ;
les pages renvoient aux pages, les chapitres aux chapitres mais autrement qu’un mont au val car à la vérité, loin de se succéder, tous se provoquent mutuellement, se contaminent, se font écho, brouillant les pistes, niant farouchement toute intention de progression et tout ordre dialectique ;

c’est ainsi qu’impossible à fermer, sauf à le croire ouvert, qu’il soit écrit ou qu’il soit lu, le livre subjugue, peut rendre fou ;
ainsi qu’il manifeste son « allegro féroce », sa « passion nue, crue, verte », à présent étrangère à toute « neutralité raffinée », à tout « mouvement progressif hésitant » ;
on ferait bien d’y voir, lorsqu’on apprend à lire — ce qu’en lisant je n’arrête pas de faire — la preuve en acte d’une loi forgée, celle d’un consentement dont le style procède. » (89-90)
Un consentement dont le style procède, voilà ce qu’il faut souligner. Consentir est un accord, une harmonie, dans l’acception musicale de ces mots, qui n’a rien de passif, mais dont l’action est le style qui écrit. Se trouver là, quelque part, et de ce poste d’observation polarisé par le midi, inventer les formes d’une vie : un chemin escarpé vert d’aiguilles, le pan d’une étendue bleue, la peau d’un pamplemousse qui rayonne dans le ciel, chanter l’épopée ordinaire du « seul amour qui vaille, celui en l’occurrence des qualités secondes. » (102) Phrase sublime que, pour l’avoir écrite, on voudrait refiler son âme à qui de droit. Et l’on voudrait ainsi rouvrir le livre à l’instant qu’on le ferme, refaire le trajet, découvrir tout autre chose, revivre toutes les vies qui s’offrent à nous. Patience, il y en a encore deux autres.

Pierre Parlant, Les courtes habitudes, Éditions Nous, Caen, 2014.