Bien quelquefois de lire des gens qui pensent exactement ce que je pense. Non pas pour le plaisir de me trouver conforté dans mes pensées, ni pour m’imaginer appartenir à je ne sais quel petit club privé (ils sont trop peu nombreux, de toute façon, ceux que je lis penser comme moi), quand même l’idée ne serait pas nécessairement désagréable en soi, tout dépend en quoi, et avec qui le former, surtout, ce club privé, non, mais si non, alors pourquoi ? Parce que c’est bien, tout simplement. Bien dit, bien pensé, tout bien, quoi. Notre époque a une morale parce qu’elle n’a pas de goût — elle a l’éthique de son absence d’esthétique. On voit des gens se flatter d’aimer ce que tout le monde aime, s’enorgueillir de penser ce que tout le monde pense, se flatter de consommer ce que tout le monde consomme, hurler pour proclamer la singularité unique d’une identité partagée par des millions de milliers. Et qui entreprend de dénoncer l’industrialisation des comportements, des modes, des appréciations, des vies qui découlent de l’industrialisation totale de la production (les exceptions ont une importance infinitésimale), c’est-à-dire de l’existence dans son ensemble, pas seulement les vies humaines, pas seulement les vies animales, toutes les vies de tout ce qui vit, qui l’entreprend s’entend rétorquer que tout est industrie ; — ce qui est faux, tout ce qui est industriel est vulgaire et cette vague de vulgarité a submergé le monde à tel point qu’on ne voit plus rien d’autre parce qu’il n’y a plus rien d’autre à voir, mais ne viens pas me dire ce que je suis censé penser, ne viens pas me jeter au visage l’ἦθος absurde de ton inanité. Sur la plage ce matin, un type gras, très, crâne rasé pour cacher sa calvitie, mais pour se donner un genre aussi, me semble-t-il, (hardcore, ai-je pensé le voyant), un type seul assis sur sa serviette, les genoux coincés derrière les poignets de ses mains croisées dessus, il est couvert de tatouages mais paraît mal à l’aise, pourtant, comme s’il n’était pas bien dans sa peau, pas bien sous sa peau, pas au bon endroit, pas au bon moment, et que, comme il n’y a jamais ni de bon endroit ni de bon moment, quelque chose le dérange sempiternellement. Regardant dans la direction où Daphné s’est enfuie en courant (dans son jeu, elle est un voleur invisible, et j’ai l’impression qu’elle attend de moi que je la voie sans la voir ou que je ne la voie pas tout en la voyant, genre de jeux impossibles qu’invente mon enfant terrible), je croise son regard, ou du moins, je l’aurais croisé si je n’avais porté de lunettes de soleil. Ensuite, il me tourne un peu le dos, ou est-ce moi qui passe derrière son dos ? je ne sais pas, aucune importance, en tout cas, dans son dos, je découvre une immense croix tatouée et, sous chacune de ses branches latérales, un mot : AMOUR à gauche † HAINE à droite. Gêné, je détourne le regard. Mais pourquoi me sentis-je gêné ? N’est-ce pas lui qui jette ces signes à la vue de tous ? Qu’a-t-il à montrer ? Le plus pur des paradoxes : rien. Plus on montre et moins on montre. Croissance exponentielle de la politique du rien. Du vide tatoué sur les peaux : grande démonstration d’impuissance. Plus on est anonyme (j’éclaire le mot de Vissac sous un jour quelque peu différent) et plus on ressent le besoin d’exister haut et fort. Et quand on n’a rien d’autre où écrire, quand on n’a pas d’autre chapitre où faire entendre sa voix, on gribouille sur sa peau d’ineptes messages. -∞ du sens. Mais qui ça intéresse encore le sens ?

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