Qu’est-ce qui justifie l’existence ? C’est une question à la fois absurde et profonde. Absurde — l’existence n’a pas besoin d’être justifiée : rien ni personne ne choisit l’existence, on se trouve exister (réellement, un beau jour, plus ou moins, passons, on découvre qu’on existe, on existait avant, sans doute, qui sait ? mais on n’en avait pas conscience, et cette conscience soudaine de l’existence a quelque chose d’effroyable) et, dans un monde social comme celui où nous nous trouvons exister, nous autres, êtres humains, dès lors que nous existons, on attend de nous tout un ensemble de comportements, de sentiments, de performances qui n’ont rien d’évident, et c’est bien cela, qu’il faudrait justifier, les contraintes sociales pesant sur qui existe, pas l’existence de qui existe. Profonde — si l’existence n’a pas besoin de se justifier, peut-être ai-je besoin, moi, de justifier mon existence, de ne pas exister simplement, mais de trouver une bonne raison (au moins, une bonne raison d’exister), ce qui ne va pas de soi, au contraire, je crois qu’il n’y a pas de bonnes raisons d’exister : j’existe, un point, c’est tout, et tout ce que je peux faire, c’est rendre cette existence habitable, rendre l’invivable, vivable, l’innommable, nommable, le laid, beau, le faux, vrai, inventer quelque chose qui rende l’existence existante. Or, ce quelque chose de plus, ce désir de quelque chose de plus, n’est-il pas tout aussi effroyable que la conscience soudaine que j’existe, que je suis ce, mais quoi ? justement, ce quelque chose que je suis. À la contrainte sociale de se comporter d’une certaine façon, de penser d’une certaine façon, de réaliser un certain nombre de tâches d’une certaine façon, s’ajoute, pour qui la conscience d’exister ouvre un trou béant dans l’existence, la nécessité d’accomplir l’existence en convertissant le moins en plus, le négatif en positif (l’invivable en vivable, l’innommable en nommable, le laid en beau, le faux en vrai). Or, cet accomplissement de l’existence ne fait pas partie des attentes du monde social : le monde social n’attend pas de l’individu qu’il accomplisse son existence, mais qu’il effectue les tâches qui sont les siennes en fonction de la position qu’il occupe ou est censé occuper au sein de la société. Ceci est tellement vrai que si, du point de vue politique, il semble évident d’affirmer que la démocratie est le meilleur des régimes politiques, cette supériorité n’implique toutefois pas que la démocratie permette aux individus de s’accomplir en tant qu’individus, simplement que les régulations sociales sont plus partagées (ce qui a pour conséquence qu’elles sont plus répandues et plus nombreuses, ce qui est loin d’être désirable) que dans un régime plus autoritaire où le pouvoir est plus fortement concentré. Dans la Chartreuse de Parme, Stendhal fait une remarque lumineuse à ce sujet. Après son évasion de la tour Farnèse, Fabrice doit être rejugé pour être enfin disculpé. Le comte s’affairant à organiser ce nouveau procès, voici ce que nous dit Stendhal, qui sort du cours de son récit pour s’adresser directement à son lecteur : « Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer des noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui s’approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et dans tous les cas, fait dépendre son avenir d’une femme de chambre. D’un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux ; et là, pas d’Opéra. » On peut critiquer l’esthétisme de Stendhal (qui dit, en quelque sorte : « qu’importe la tyrannie du moment que nous avons l’art »), mais une telle critique ne fait jamais que révéler une confiance démesurée dans l’intégration sociale. Les héros de Stendhal méprisent les conventions sociales, les lois au nom de leur supérieure vertu personnelle. Raison pour laquelle Fabrice ne veut pas s’évader de sa tour et est heureux d’y retourner parce que de là, il peut voir Clélia et lui parler. Le personnage socialement intégré (la duchesse, le comte, etc.) met au point des stratagèmes qui, lui rendant sa liberté, ne font que déplaire à Fabrice dont la vertu est ailleurs, dans une liberté tout autre qui épouse le sens d’une vie découvert en captivité. Et il ne fait aucun doute que ces stratagèmes sont infiniment plus complexes que ce dont Fabrice est capable. En ce sens, ils incarnent le progrès technique tel que la société le réclame. C’est que l’amour de Clélia, l’amour de la vie est simple. Ainsi, la tension interne du roman et la tension externe de la société sont-elles les mêmes à des échelles différentes : Fabrice met à mal le récit, il l’interrompt, il met de la lenteur dans ce qui va vite (de même que Clélia, qui ne sut que dire à Fabrice au moment où elle tombait amoureuse de lui le croisant dans la forteresse) tout comme l’individu qui cherche à accomplir sa vie ralentit le progrès de la société, met un frein à son développement technique. Mais ce frein, ce ralentissement n’a rien de réactionnaire, tout au contraire : il est la condition sine qua non de l’épanouissement, de l’émancipation, de la vertu.

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