10.6.21

Ciel bleu parfait au-dessus de moi, sans exaltation toutefois, plutôt le sentiment d’un retour à la normale. Ce qui n’est pas très clair, comme idée (de quelle « normale » parles-tu ? pourrais-je en effet me demander), mais comme sentiment, oui : — que tout est en ordre. Exactement là où il faut, comme il faut, au moment où il le faut. Peut-être est-ce un sentiment comme celui-ci, qu’il faudrait appeler épiphanie, qui ne montre rien (j’entends par là : qui ne montre rien de caché), mais où tout est montré. Levant les yeux au ciel, il me semble que je puis voir jusqu’au fond de lui, non que cela soit vrai (le ciel n’a pas de fond, qui n’existe pas), mais parce qu’il n’y a pas d’obstacle, pas de dérangement, tout ce que je regarde est là. Ne tendant pas l’oreille, rien ne vient troubler cet instant : il n’y a rien à entendre, rien à voir non plus, tout se montre dans la clarté insigne du ciel bleu. Quelques dizaines de mètres plus loin, deux couples de personnes d’un certain âge discutent. Cependant que les femmes entre elles parlent de la température de l’eau (on remarquera en passant que, pour cause d’anonymat, la réalité échoue de justesse au test de Bechdel, ainsi que mon journal, horrible torchon exclusif), un des hommes se tient à cheval sur son véhicule à deux roues, et je l’entends qui dit à l’autre homme debout : « On peut plus aller nulle part. Il faut faire des parkings partout. Ils nous font chier avec leurs vélos. » Le moteur de son engin tourne dans le vide, comme lui, qui parle pour ne rien dire. Les croisant, je détourne le regard, comme si je ne les avais pas vus, comme s’ils ne vivaient déjà plus, comme s’ils n’avaient jamais existé. C’est faux, je le sais. Et ce faisant, n’est-il pas vrai que je me mens, aussi ? Mais que faut-il faire ? Tuer tous ceux avec qui l’on n’est pas d’accord. Se livrer à de saintes hécatombes pour s’attirer les faveurs de dieux absents. Raser la planète. La remettre à zéro. Au début de la semaine, j’ai lu que Jeff Bezos allait partir faire du tourisme dans l’espace à bord d’une navette. J’en rêve depuis que j’ai 5 ans, a-t-il confié aux journalistes qui l’interrogeaient à ce sujet. Et puis, un ou deux jours après, j’ai appris qu’il faisait partie de ces milliardaires américains qui ne payaient pas l’impôt sur le revenu. Il n’a rien confié aux journalistes qui ne l’interrogeaient pas à ce sujet, mais il aurait pu leur dire, pour se justifier : C’est cher, les rêves d’enfant. Quelques dizaines de mètres à peine séparent la perfection de sa négation. À quoi rêve Daphné ?