Avant d’aller faire les quelques achats dont j’avais besoin au Carrefour du coin, je m’étais dit cela me fera quelque chose à raconter, comme si, réellement, aller faire des courses dans un hypermarché pouvait donner lieu à un récit. Si j’y mettais du mien, je crois, je parviendrais certes à tirer quelque chose de ce périple miniature, mais faut-il sincèrement se rouler dans l’ordinaire le plus trivial, vouer un culte à la banalité du banal, admirer le quotidien dans ce qu’il a de plus plat, ou le haïr, cela ne fait guère de différence, au point d’écrire à son sujet ? Faut-il faire de la prose à son sujet quand la réalité est déjà prosaïque ? Vaste question. À laquelle une réponse exacte ne permettrait de résoudre qu’une petite partie de l’ensemble encore plus vaste au sein duquel elle trouve place : comment se fait-il que nous tolérions une telle proportion de vie nulle dans nos existences ? Par vie nulle, j’entends tout ce temps que nous consacrons à des activités au cours desquelles, malgré l’apparence d’agir, nous ne faisons rien, en réalité, ne vivons pas, nous contentant d’une forme de conscience qui dépasse de peu, et pas toujours sans doute, l’état végétatif. Comment tolérons-nous si peu de vie ? Nos lointains ancêtres, quand ils partaient chasser la bête sauvage, mettaient la vie en jeu : la leur ainsi que celle de la tribu et la vie de l’animal. Que met en jeu qui va au supermarché ? Un peu de néant, beaucoup de laideur, nulle ardeur, un effort minimal, quoi d’autre ? C’est ainsi, la vie. L’hypermarché offre à bas coût une image concentrée dans le temps et l’espace de la nullité de nos vies même dans toute l’étendue de leur durée. Si on le lui proposait, qui accepterait de vivre pareille vie ? Mais personne, bien sûr. Et que faire dès lors de ce paradoxe insignifiant qui veut que nous acceptions tous, collectivement et individuellement, de vivre de telles vies ? L’hypermarché, la télévision, internet, les jeux vidéo, la musique populaire, la démocratie participative, la société d’exploitation et de loisirs dans son ensemble (exploitation et loisirs n’étant jamais que les deux faces d’une seule et même réalité sociale), tout concourt à la réduction à rien, à la réduction à la nullité de la vie. Qu’est-ce qu’une vie qui mérite d’être vécue ? demandera-t-on en contrepoint. Je ne sais pas. Pas celle-là, en tout cas.

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