28.6.21

Est-ce normal de prendre moins de plaisir à l’idée de publier la vie sociale qu’à entendre quelqu’un m’interpeler, une assistante de vie scolaire de l’école où va Daphné, m’interpeler sur le chemin de l’école pour me dire que ma fille est merveilleuse ? Normal ou a, je ne crois pas que ce soient les bons termes dans lesquels poser la question, mais je ne suis pas étranger à mon époque, laquelle est obsédée par cette notion. De fait, la plupart du temps, je ne comprends pas ce qui excite mes contemporains, c’est-à-dire : tout chez eux me laisse froid, ce qui les excite ne m’excite pas. Quand telle sociologue, par exemple, partant du principe que tout est déterminé socialement, prétend avoir démontré que a est déterminé socialement, et qu’une polémique s’en trouve déclenchée, je me demande pourquoi, qu’est-ce qui excite tant les gens dans les tautologies ? D’autant que les tautologies, elles aussi, sont socialement déterminées, et moi, et ce journal, et mon amour pour ma fille, et mon amour pour sa mère, et tout. Même l’idée que tout est socialement déterminé est socialement déterminée. Mais alors comment faire ? Qui déconstruira la déconstruction ? (Pas la peine de chercher une réponse à la question, la réponse est la question.) Normal ou a, il me semble que c’est ce que je ressens, et si j’ai tort ou raison de ressentir ce que je ressens, cette question, non plus, n’a pas le moindre sens. Pourtant, les phénomènes sont les mêmes : dans les deux cas, le monde social valide ce que je fais ou ce que je crois, mais dans le cas du livre, cela ne me touche pas, alors que dans le cas de ma fille, cela me rend heureux. Ce n’est pas vrai que cela ne me touche pas pour le livre, mais je n’arrive pas tout à fait à me sortir de l’esprit qu’en quelque sorte, c’est trop tard. Mais, encore une fois, que faut-il entendre par là : est-ce trop tard pour le livre ou trop tard pour moi ? Une question dans la question dans la question, etc. ad inf. Peut-être est-ce simplement que je n’ai pas envie de travailler en ce moment, que j’ai envie d’être débarrassé de tout emploi du temps, de toute contrainte, comme cette correction de la traduction de Feldman qui s’étend, traîne à l’infini, et après m’avoir angoissé, je crois, m’ennuie tout simplement. Je travaille gratuitement sur ce texte depuis si longtemps qu’il me semble tout simplement absurde de continuer à faire ce que je fais. Mais je le fais quand même, non par devoir, mais parce que, parce que quoi ? Je suis une mauvaise personne, je devrais avoir honte d’écrire tout cela, mais si je ne le dis pas, personne ne le fera, et je ne veux plus cacher la vérité. Faire semblant ne m’a jamais rien valu de bon, que du mauvais, me faire jeter comme un malpropre, me faire humilier, rien de bon, que du mauvais. Sauf que l’écrivain est si précaire qu’il lui arrive souvent de faire des choix par défaut, des choix qui vont à l’encontre de ce qu’il devrait faire. Et quand on va en l’encontre de ce qu’on devrait faire, de ce que l’instinct dit de faire, il n’y a jamais qu’une seule issue possible : l’échec. C’est cuit. Suis-je sérieux ? Un peu trop. Ou alors, en effet, je le redis : je suis fatigué. Comment faire la différence entre les deux ? Tout ce que je peux faire, je le répète, tout ce que je peux faire, c’est dire la vérité sans songer à rien d’autre qu’elle, aux conséquences, sans songer à rien faire d’autre que l’exprimer. C’est ainsi que nous pouvons espérer distinguer les fantasmes de la réalité.